Management et spiritualité

«Les financiers sont au pouvoir, non pas les spirituels aspirants»

Comment expliquer l’intérêt porté aux techniques de méditation en entreprise? Le sujet est tabou puisqu’il ouvre sur le champ bien plus large de la spiritualité dans le management, un thème rarement abordé en public.

Plusieurs intervenants contactés par HR Today ont refusé de venir parler en public de la spiritualité en entreprise. Merci donc de votre participation! Comment expliquez-vous cette réticence?

Maxime Morand: (Silence). Beaucoup de managers séparent la vie au travail de la vie «tout court». Au fond, le taylorisme règne encore dans notre société, car tout est encore très compartimenté. Mais la vie «tout court» traverse aussi la vie au travail. La vie, c’est respirer. Le mot spirituel vient de respiration. Il y a des leaders inspirants. Et il y a des leaders qui font soupirer, qui sont plus toxiques. Donc comment inscrire une vraie respiration dans le leadership? Avant d’appartenir à des courants religieux, la spiritualité est beaucoup plus fondamentale. J’aimerais renvoyer à des choses très simples. Le yoga est l’apprentissage de la respiration. Qui a donné en latin yugum, «comment supporter le joug sur ses épaules» (comment travailler), et qui a aussi donné jejunia, «le jeûne» ou plutôt «l’exercice qui permet d’être toujours bien dans son corps et dans sa tête». La spiritualité appartient au fond de l’humanité. Quelles que soient les sensibilités religieuses, chrétiennes, bouddhistes, chamaniques ou autres, nous respirons. Mais respire-t-on bien en entreprise?
Christian Kobler: Une autre explication de cette réticence est sans doute liée au fait que nous confondons souvent «spiritualité» avec «ésotérisme». Cela dit, je suis tout à fait d’accord avec Maxime Morand. C’est un des grands problèmes de notre société, nous séparons la vie privée (et spirituelle) de la vie professionnelle. En arrivant au bureau le matin, les collaborateurs emmènent avec eux leur corps, leur esprit et leur âme. Si on n’accepte pas cette globalité de la personne humaine, il y aura toujours des problèmes de burn-out. Le sport, les régimes et la chirurgie permettent de réparer un cœur malade. Mais il n’y a pas d’opération pour l’âme. Un burn-out, c’est votre corps qui dit: «Stop!» Le cœur bat toujours mais l’âme ne peut plus travailler. Puis arrive le «grounding».
Michel Koegler: Je vois trois aspects: le temporel, l’émotionnel et le spirituel. Nous contrôlons assez bien le temporel. Pour l’émotionnel, c’est plus compliqué, mais les DRH disposent aujourd’hui de plusieurs outils pour gérer la dimension émotionnelle. Ils s’en sortent d’ailleurs relativement bien. Mais quand nous touchons au domaine de l’esprit, nous ne savons plus où nous mettons les pieds. Nous savons qu’il y a quelque chose de l’autre côté, mais nous n’avons aucun contrôle sur cet au-delà. Les entreprises ont donc beaucoup de retenue.
 

Parce qu’ils n’ont pas les moyens de l’appréhender...

Michel Koegler: Oui. De plus, on observe dans ce domaine des pratiques assez inquiétantes. Un ami, qui travaille dans les pays scandinaves chez une grande société de conseils dont je préfère taire le nom, m’a raconté comment son employeur a invité une centaine de cadres à participer à un atelier de «voyage astral». Cet exercice de «sortie de corps» devait leur apprendre à dominer le domaine spirituel. Et montrer aux cadres de qu’ils pouvaient utiliser la puissance de l’esprit pour manipuler et contrôler les gens. Il y a quelque chose qui déconne!
 

Donc on a peur de la spiritualité, car elle peut facilement être manipulée?

Christian Kobler: Oui. Même la notion de Dieu ne peut pas être prouvée scientifiquement.
Michel Koegler: Il faut revenir aux origines grecques de cette séparation entre la spiritualité et le temporel.
Maxime Morand: Je m’inscris en faux. Dans la culture grecque, Aristote a développé l’hylémorphisme. Hylé- le souffle, le spirituel et -morphé, la forme. Imaginez que vous tenez une flûte dans vos mains. Si vous ne soufflez pas, vous n’aurez pas de son, et si vous n’avez que la flûte sans le souffle, vous n’aurez pas de musique non plus. Il faut donc lier les deux. L’hylémorphisme grec accepte que le souffle traverse une forme. Le gros problème des entreprises, c’est qu’elles sont trop centrées sur la forme, sur le formalisme, pas assez sur le souffle.
 

On pourrait donner raison à Michel Koegler en disant que la science moderne, développée durant les XVIIème et XVIIIème siècles européens, a été fondée sur la négation d’une éventuelle porosité de la paroi qui sépare l’homme de son âme ou de son inconscient...

Christian Kobler: Oui, mais depuis, la science a beaucoup évolué. La physique quantique a démontré que nous ne sommes pas uniquement composés de matière. La matière est finalement très petite. Tout le reste est énergie et relation.
Eric Lascombe: Notre problème, c’est que nous parlons tous la même langue, mais nous n’avons pas la même définition. La spiritualité évoque des choses bien différentes selon nos expériences. Ces souvenirs peuvent être merveilleux, très médiocres et voire même très humiliants.
 

Donc si le sujet est tabou, c’est parce que nous ne savons pas vraiment de quoi nous parlons?

Eric Lascombe: Oui. Car la spiritualité est très souvent comprise comme une sorte de prosélytisme, une systématisation des valeurs. Il y a ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas. Ce n’est donc pas que la faute au système ou aux managers. Il faut dire aussi que la spiritualité n’a pas toujours été adroite dans sa façon de présenter les choses. C’est un des grands soucis des lieux de spiritualité: on y étudie pas beaucoup. On y va plutôt pour ressentir et pour prendre la conviction d’un autre, qui n’est du coup plus une conviction mais une opinion. La conviction doit être beaucoup plus profonde et intrinsèque.
 

Retournons la question. La spiritualité revient à la mode. Ce trend est fort bien illustré par l’intérêt porté par l’entreprise aux techniques de méditation. Google propose des cours de méditation à ses cadres. Plusieurs universités américaines et européennes commencent à introduire des cours de pleine conscience dans leurs cursus... Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt et voyez-vous un lien avec la crise de 2008/2009 qui a fortement déstabilisé nos croyances économiques?

Maxime Morand: Il faut creuser une fois pour toute l’origine du mot méditation! Tout le monde pense qu’il est d’origine spirituelle. La réponse est non! Il est d’origine militaire. Les légions romaines, lorsqu’elles partaient en guerre, avançaient au milieu (médi-) du champ de bataille. Avant d’attaquer, elles s’arrêtaient! Grand silence, aucun cliquetis, aucune parole: ils faisaient une statio (-tation). Puis, «Tchak! A la bagarre!» La méditation c’est une préparation militaire pour la bagarre de la vie. Georges Kohlrieser, dans son livre «Hostage at the table», dit qu’il faut avoir des bases de sécurité: une citadelle dans laquelle je suis imprenable. Cela peut avoir une dimension spirituelle, mais, très concrètement, il s’agit de savoir comment je m’aligne, comment je suis «grounded», c’est-à-dire relié au sol, pour que je puisse affronter la défibrillisation constante des organisations. A l’heure actuelle, les entreprises changent sans arrêt. Mais pour vivre le changement, il faut être fondé.
 

Donc la période d’incertitude économique et d’accélération constante du changement que nous visons depuis 2009 provoque un regain de spiritualité?

Christian Kobler: Dans son livre «Emotional Intelligence» publié en 1995, l’Américain Daniel Goleman est un des premiers à avoir posé la question de la survie de l’être humain dans une société basée uniquement sur les valeurs externes: le statut professionnel, l’argent, la position sociale, la montre, etc. Tout ça ne sert à rien si vous n’avez pas de racines. Je me souviens d’un séminaire animé par Georges Kohlrieser, il disait: «Il faut gérer soi-même avant de vouloir gérer quelqu’un d’autre.»
Maxime Morand: La définition du moine, dans la tradition monastique de Saint-Benoît, c’est quelqu’un qui habite avec lui-même. Habitare secum. Il n’y a pas beaucoup de gens qui habitent avec eux-mêmes.
Christian Kobler: C’est aussi lié à l’évolution très cérébrale de l’être humain. Cela a commencé avec le Cogito ergo sum de Descartes (je pense, donc je suis, ndlr). Mais si la tête est un excellent instrument pour calculer et pour planifier, elle ne peut pas nous donner la direction.
Michel Koegler: Aujourd’hui, la société entière est dans le flou. Les crises récentes ont ébranlé toutes nos certitudes. Les gens sont perdus. Certains essaient de construire des nouveaux modèles mais ils ne tiendront pas dans la
durée. Moi, en tant qu’enfant du christianisme, j’affirme clairement que le seul fondement valable est Jésus-Christ.
 

Mais la définition de la spiritualité que nous a donnée Maxime Morand est beaucoup plus ouverte que de tout placer en Jésus-Christ, non?

Michel Koegler: Oui, mais ce souffle, il vient d’où? C’est Dieu qui a soufflé l’esprit dans chaque être humain.
Maxime Morand: Je vais vous décevoir avec mon livre*. Car j’ai découvert que Jésus-Christ est en fait un anticlérical et quelqu’un de très concret. Prenons la scène du jugement dernier, Mathieu 25. Sur quoi sera-t-on jugé? Pas sur des valeurs mais sur des réflexes! Est-ce que j’ai donné à manger à ceux qui avaient faim? Est-ce que j’ai donné à boire à ceux qui avaient soif? Est-ce que j’ai habillé ceux qui étaient nus? Est-ce que j’ai visité les malades et les gens en prison? J’aime Jésus-Christ pour cela. Parce que sa spiritualité est pratico-pratique. Tu fais ou tu ne fais pas. Est-ce que ton leadership est proche des gens? Tu fais ou tu ne fais pas. Il ne faudrait pas que notre siècle prenne la spiritualité comme une évasion, mais bien comme une inclusion.
Eric Lascombe: Une des raisons pourquoi beaucoup de chrétiens sont effrayés par le mot «méditer», c’est parce qu’ils lui ajoutent le mot «transcendantal». Et du coup, c’est la panique. J’ai personnellement dû apprendre l’art de la méditation à certains de mes étudiants chrétiens. Apprendre à s’arrêter. Les chrétiens ont une peine folle à s’arrêter car ils veulent produire.
Maxime Morand: J’ai été moine dans une stalle. Au début de l’office, l’abbé tape un coup sur la porte. Vous sortez et vous ne faites rien, en silence, sans bouger. Deuxième coup et l’office commence. En latin cela donne un joli mot: Robur at pugnam. Robuste pour la pugnacité de la vie. La méditation vous rend robuste pour interagir correctement, ce n’est pas de l’évasion. Le problème, c’est qu’à l’heure actuelle on est dans des logiques d’évasion, d’où le rejet dans les entreprises.
 

Concrètement, comment est-ce que la spiritualité peut aider à la gestion d’entreprise?

Maxime Morand: Je vous conseille à tous le livre de Chögyam Trungpa: «Pratique de la voie tibétaine. Au-delà du matérialisme spirituel». Il montre que l’humour est la capacité – pour celui ou celle qui ne se prend pas trop au sérieux – de décoller et d’avoir une vue panoramique, pour que le problème ne soit pas un mur mais qu’il y ait un au-delà, un à-côté et un en-deça du problème. Pour Chögyam Trungpa, l’humour est le sommet de la spiritualité. C’est une façon de voir les choses autrement, une façon d’être au monde.
Christian Kobler: Un autre apport concret de la spiritualité en organisation est de développer son intelligence émotionnelle. Est-ce que vous répondez directement à un problème ou avez-vous du recul? Etes-vous dans le film ou est-ce que vous avez la capacité d’agir, au lieu de réagir? La pratique de la médiation vous confronte au flot de vos pensées. Avec le temps, vous commencez à cerner des différences entre les couches de votre esprit. Cela permet de prendre du recul et de ne plus être en permanence dans la réaction à chaud, du type: «Il m’a insulté donc je le frappe.» Et si vous poursuivez la pratique, vous vous apercevrez que celui qui observe toutes ces pensées est beaucoup plus difficile à cerner qu’au premier abord. L’être humain est beaucoup plus que son ego. Pour mon ami, le moine bénédictin David Steindl-Rast, la spiritualité, c’est quand vous êtes vraiment en vie. Quand on sent le souffle qui vous traverse.
Maxime Morand: Le photographe japonais Emoto a eu l’idée de photographier des cristaux d’eau avec de la musique. Si vous écoutez du Mozart ou du Heavy Metal, les cristaux ne se forment pas de la même manière. Ils sont magnifiques avec du Mozart et complètement détruits avec du Heavy Metal. Pareil avec les mots. La beauté des cristaux varie selon le mal ou le bien des mots utilisés par Emoto. Rendez-vous compte! Nous sommes composés à 80 pour cent d’eau. En disant à quelqu’un: «Tu es génial!», je vais construire ses cristaux et le rendre beau. Depuis que j’ai lu ce livre, je fais très attention aux mots que j’utilise! La spiritualité concrète au boulot, c’est de passer de toxique à tonique. Je détruis ou je construis par les mots que j’emploie.
Eric Lascombe: Le point fondamental, c’est la transformation de l’individu. Quelqu’un qui a été asphyxié pendant 25 ans de postillons nocifs qui produisent les cristaux pourris évoqués par Maxime Morand ne pourra pas changer sa façon de penser du jour au lendemain. Et pourtant, c’est la clé. Mais pour changer sa façon de penser, il doit changer qui il est. L’homme agit comme il pense et il pense comme il est. Et le changement en profondeur prend du temps.
 

La bienveillance, malgré ce qu’il se dit dans les livres de management, est-elle vraiment une bonne idée en économie?

Christian Kobler: Prenons une image. Il y a deux façons de cultiver un oranger. Soit vous ramassez toutes les oranges pour en faire du jus. Vous aurez ainsi beaucoup de jus d’orange très rapidement. Ou alors vous utilisez une partie de ces fruits pour produire de nouveaux arbres. Cela réduit le rendement immédiat – les dividendes – mais permet de la croissance et de l’épanouissement. En entreprise, l’accélération des bilans comptables, tous les trois mois, et bientôt tous les mois, c’est de la fabrication industrielle de jus d’orange.
Maxime Morand: C’est toute la différence entre la logique de la performance et de l’attractivité. Au fond, il faudrait que la spiritualité permette aux personnes ou au groupe de devenir denses, de devenir attractifs. Parce que la performance excentre, tout comme le «voyage astral» si je peux me permettre (sourire). On sait qu’il y a des marques, des managers et des leaders qui sont attractifs. Les gens se bagarrent pour travailler avec eux, pour entrer dans ces entreprises ou pour acheter ces marques. La direction par objectifs est le cancer des entreprises. Car le mot objectif nous fait nous «jeter dehors». Franchement, je ne sais pas si on va réussir à retourner la situation. Car à l’heure actuelle, ce ne sont pas les spirituels aspirants qui dirigent les entreprises, ce sont les CFO (Chief Financial Officers). Ils gagnent plus d’argent que les CEO. Et de nombreux CEO sont d’anciens CFO. C’est une dérive terrible. Un mouvement plus spirituel pour revenir aux fondamentaux doit empêcher cela.
 

Parlons des dérives de la spiritualité?

Maxime Morand: Vous pouvez tomber sur un gourou qui enferme les gens.
Christian Kobler: Oui, on a connu des entreprises dirigées par des sectes.
 

Par exemple?

Michel Koegler: Vente Action, ce sont des scientologues qui font de la formation bancaire.
Christian Kobler: J’ai connu une banque à Zurich, avec une organisation dans l’organisation. 
Maxime Morand: Je connais une grande banque où toute une filière de managers est dans la même église. Ils se cooptent les uns les autres. Mais permettez-moi d’ajouter ceci. Nous avons beaucoup parlé de spiritualité individuelle. Nous avons oublié les structures. Elles aussi peuvent engendrer de la fausseté. Si vous avez huit strates hiérarchiques, vous avez beau être le meilleur communicateur du monde, cela ne va pas jouer. J’essaie de renverser les perspectives en mettant en place ce qu’on appelle chez Aristote le principe de subsidiarité. Ou comment donner le pouvoir le plus bas possible. Le principe est très simple: ce que quelqu’un n’arrive pas à faire seul, c’est la famille qui le fait; ce que la famille n’arrive pas à faire seule, c’est la communauté qui le fait; ce que la communauté n’arrive à faire seule, c’est la cité qui le fait; ce que la cité n’arrive pas à faire seule, c’est le prince qui le fait. Le prince arrive en dernier! Chacun se substitue à ce que l’autre n’arrive pas à réaliser, mais il laisse d’abord faire l’autre. Toutes nos organisations concentrent le pouvoir sur le prince qui concède ensuite des baronnies et des organigrammes. Comme dirait l’apôtre Paul, la structure, c’est le péché.
 
* Maxime Morand va publier cet automne un «Petit Guide provoc’–acteur selon Jésus-Christ», aux éditions Favre.

Les intervenants

Après un ministère au sein de l’Eglise catholique, Maxime Morand devient formateur puis DRH dans plusieurs grandes banques suisses. Il est actuellement consultant en formation et en leadership. m.morand@provoc-actions.com

Christian Kobler est président du conseil d’administration de Forma Futura Invest AG, une société de gestion de fortune spécialisée dans les investissements éthiques et durables. Il est également membre du groupe «Evolutionäre Perspektiven», un think tank qui réfléchit aux modèles économiques du futur. Christian.Kobler@formafutura.com

Michel Koegler est consultant en management et en recrutement chez Eagle Managment Consulting, société qu’il a créée en 2004. Il est également le président de la chambre de commerce chrétienne internationale. koegler@net-emc.ch

Théologien de formation, Eric Lascombe dirige deux institutions médico-sociales et est membre de la direction du groupe Boas (EMS et hôtellerie). eric.lascombe@residencelemanoir.ch
 

Réagissez à cet article sur notre groupe LinkedIn

Réagissez à cet article avec la communauté HR Today sur LinkedIn. Une sélection de vos réactions sera publiée dans la prochaine édition print de HR Today. Vers le groupe de discussions HR Today Magazine sur LinkedIn.

 

commenter 0 commentaires HR Cosmos

Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

Plus d'articles de Marc Benninger