La chronique

Caliméro et le DRH

La souffrance au travail est l’une des thématiques les plus vertigineuses à aborder. Souvent il est demandé au DRH de «faire parler le terrain», un peu comme un anthropologue rapporterait ce qu’il a vu ou ce qu’il a compris. Avec une demande cachée et semi honteuse: raconter la vie des «Caliméro» au travail. Coup de projecteur – sans concession – sur la Schaffenfreude. 

Première observation, le pôle humain: il est essentiel de conserver un haut degré d’humilité et d’humanité. La réalité dépasse toujours la fiction la plus étonnante et notre expérience montre que les situations de vie au travail sont fréquemment complexes, comportant mille et une facettes, entremêlant problématiques personnelles, familiales, psychiques, professionnelles, managériales, organisationnelles, etc…. 

Pendant longtemps on a cru que le burn out résultait d’un surengagement professionnel. Aujourd’hui, on sait que le tableau clinique est beaucoup plus riche: une absence de sens au travail, un manque d’autonomie ou de reconnaissance, une peur pathologique de ne pas être à la hauteur peuvent aussi générer des troubles psychiques. Ou encore un sous-emploi, un poste léger pouvant être lourdement perçu. La pensée systémique est d’ici un grand secours. 

Les travaux de Christophe Dejours ont montré que le travail pouvait générer de la souffrance psychique, mais que la souffrance psychique pouvait également générer du travail: impossible d’être une responsable performante d’une centrale téléphonique sans être névrosée, difficile de devenir pilote de chasse sans être narcissique, etc… Nos blessures et nos faiblesses sont donc à la source de nos forces… Intéressant, non? Un livre éclairant? Christophe Dejours: Travail et usure mentale, Editions Bayard, 2008, 298 pages. 

Deuxième observation, le pôle critique: oui, évidemment, la littérature d’aéroport préconise la «positive thinking», le «just do it», le lâcher prise, bref un mélange d’esprit Nike (pour la perf), Coke (pour le fun) et Marlboro (pour être libre comme le cow boy)… Si c’est certainement juste du point de vue théorique, nous pourrions dire que du point de vue sociologique, c’est totalement injuste, car nous sommes tous inégaux devant la mobilisation de ces ressources internes. 

Nous sommes en effet chacun au bénéfice d’une histoire personnelle propre, avec ses failles, ses fractures et ses ambivalences. Pas aisé pour tout le monde de décrocher la ceinture noire de zen et de sublimer ses contradictions internes, même en suivant un cours magique de deux jours en résidentiel. La vie au travail fait partie d’un ensemble plus grand qui se nomme la vie tout court. 

Vincent de Gaulejac démontre depuis 40 ans que les individus sont le produit d’une histoire individuelle (Marx) dont ils cherchent à devenir le sujet (Freud). C’est ainsi que les fils d’ouvriers peinent beaucoup plus que les fils des familles bourgeoises à terminer leur thèse de doctorat, écartelés qu’ils sont entre deux univers (l’origine sociale et le projet professionnel). Il convient donc en tant que RH de ne pas oublier que nos arcs ne sont pas tous du même arbre. Un livre éclairant? Vincent de Gaulejac: La névrose de classe, Editions Hommes et Groupes, 1999, 310 pages

Troisième observation, le pôle politique: je me méfie des entreprises qui se donnent la mission divine de concourir au bonheur de leur collaborateur et d’être le véhicule de leur «développement personnel». Une entreprise qui veut soigner, réparer, développer les personnalités et donc prescrire les bons comportements à adopter sont des sociétés totalitaires. 

Mais pour qui se prennent les DRH de ces institutions? Pour des directeurs de conscience, des médecins de l’âme, des gourous, des psy-psys, des pères ou peut-être même pour Dieu, allez savoir? Soyons pragmatiques: cessons de faire porter au collaborateur la charge qui revient à l’entreprise et qui pourrait générer un mal être (organisation du travail déficiente, faiblesse managériale, manque de dialogue et de soutien…). 

Et dans le même temps, restons modestes: laissons le collaborateur gouverner sa vie, soutenons-le dans ses difficultés personnelles par du respect, de l’écoute, voire des conseils. Mais de grâce, ne l’infantilisons pas et surtout ne nous substituons pas à lui. Un livre éclairant? Valérie Brunel: Les managers de l’âme, Editions la Découverte, 2004, 192 pages

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Stéphane Haefliger est psychosociologue de formation, membre de direction du cabinet Vicario Consulting et chargé de cours régulier dans les universités romandes. Il est également l’auteur de: DRH et Manager, levez-vous! Vie et mort des organisations, Editions EMS, Paris, 2017.

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