Dossier

«Connaître son histoire aide à prendre la bonne décision»

L’historien Laurent Tissot explique pourquoi de plus en plus de grandes entreprises engagent des historiens pour gérer leur patrimoine matériel et symbolique.

Contrairement à la psychologie ou à la sociologie, les apports de l’histoire à la vie en organisation sont moins évidents. Pourquoi cette impression?

Laurent Tissot: Parce que les entreprises ne sont pas toujours attentives à l’importance de leur propre trajectoire dans le passé et le futur. Dans le secteur informatique par exemple, hier n’existe déjà plus. Mais ce raisonnement ne tient pas toujours.

Le secteur horloger doit sans cesse jouer avec son histoire. Ces marques sont ancrées dans un contexte où il y a un avant, un après et un présent. Ce n’est pas possible de fermer ces portes. Mais si vous voulez traiter ce passé, cela implique des compétences. L’usage était de confier la gestion du patrimoine à un collaborateur passionné qui partait à la retraite. Cette solution est risquée.

L’UBS et le Credit Suisse en savent quelque chose. L’affaire des fonds juifs en déshérence leur est tombée dessus comme une bombe à retardement. Cela leur a coûté plusieurs milliards de francs. Ce n’est évidemment pas le cas pour tout le monde, mais pour certaines entreprises, la gestion du passé est d’une brûlante actualité.

Quels apports concrets de l’histoire à la vie en organisation?

Il s’agit de gérer le patrimoine matériel et symbolique d’une entreprise. Le patrimoine matériel concerne les produits et la clientèle. L’immatériel touche à comment une entreprise peut utiliser son passé pour se faire une place sur un marché. Nestlé emploie par exemple des archivistes pour s’occuper de la classification et de l’organisation de toutes ses données. Que faut-il garder? Comment l’organiser? Cette gestion historique doit être confiée à des historiens.

Avez-vous un exemple?

Quand un client achète une montre à 30 000 francs, il demande souvent des renseignements sur sa date de création et le contexte de sa fabrication. Cela nécessite des recherches et des compétences d’historiens. Dans des cas pareils, le vendeur ne peut pas se permettre de raconter n’importe quoi.

La recherche historique est guidée par les préoccupations de la société d’aujourd’hui. Quelles sont les questions d’actualité qui dirigent les regards des historiens vers le passé?

Les crises. Comment gérer une crise. Les crises actuelles sont-elles du même ressort que les crises du passé? Comment les a-t-on gérées dans le passé? Ce sont des informations qu’un directeur général apprécie. Je suis membre du comité de l’histoire de La Poste française. Ils nous réunissent une fois par année et le directeur général vient nous écouter et nous poser des questions. Ce que nous lui disons va ensuite l’aider dans sa prise de décision.

La Poste française, comme La Poste suisse d’ailleurs, ne peut pas se passer de son histoire si elle veut garder contact avec son public. Il faut essayer de comprendre pourquoi un village se révolte si vous décidez de fermer son bureau postal.

Une autre préoccupation des historiens qui est tirée du temps présent est le processus de décision. Nous vivons une période charnière où des grandes décisions doivent être prises pour notre avenir. Comment a-t-on pris des décisions par le passé? Quel est le processus? Ces recherches apportent des éclairages intéressants.

Je me souviens par exemple du cas Boeing. Ils avaient décidé de licencier quarante mille personnes afin de réduire leurs coûts. Du coup, ils se sont retrouvés sans mémoire. Avec tout un tas de problèmes techniques qu’ils ne parvenaient plus à résoudre. Ils ont dû revenir en arrière.

Et en Suisse?

La publication du rapport Berger sur la Suisse et la Deuxième Guerre mondiale a provoqué un choc. Plusieurs banques comme UBS, Credit Suisse et la Banque nationale suisse ont depuis  engagé des historiens pour s’occuper de leur  patrimoine. Le département des affaires étrangères a aussi recruté plusieurs historiens qui travaillent en permanence sur des sujets d’actualité.

Nestlé et les grandes marques  horlogères ont aussi compris la nécessité d’engager des historiens. Dans le cas des PME, cette prise de conscience est moins forte, faute de ressources. Je reçois par contre souvent des demandes de patrons de PME, qui souhaitent découvrir leur histoire. Ils sont souvent démunis face à leur passé et ne savent pas comment s’y prendre. D’autres me commandent une synthèse historique dans les quinze jours. Je dois leur expliquer que ce n’est pas possible. Une recherche historique prend du temps.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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