Quand le talent devient un handicap

Dans la tête d’un HP

Être HP (Haut Potentiel), ce n’est pas du gâteau. A preuve, l’histoire de cet homme de 44 ans que nous appellerons «Jean». Il vient d’être diagnostiqué HP. Interview.

Je viens de me faire virer.» Jean a repris contact avec moi il y a un an de cela dans des circonstances peu réjouissantes pour lui. Je le connais depuis de nombreuses années. Nous avons travaillé ensemble sur un projet. Il était le spécialiste technique, et moi, je m’occupais des aspects humains. J’ai beaucoup apprécié travailler avec lui parce qu’il pensait vite et il était curieux de mon métier. Il ne s’effrayait pas de mes idées. Au contraire, il n’hésitait pas à rebondir dessus. Avec Jean, je me sens en confiance. Je sais qu’il me dit ce qu’il pense et que je peux compter sur lui. Mais apparemment, tout le monde n’est pas de mon avis...
 
Nous voici un an plus tard. Il entre dans mon bureau avec un livre sous le bras: «Apprendre à programmer en C++». Nous faisons le point sur sa situation. S’ensuit ce dialogue:
 

C’est quoi ce livre?

Jean: Je suis en train de monter mon entreprise. J’ai la solution technique. Je dois juste me remettre à la programmation. J’ai rencontré des partenaires potentiels et j’ai déjà levé 50 000 CHF.
 

Quelle énergie! Tu vas mieux, me semble-t-il?

Oui, j’ai accepté le fait d’être différent. Le seul problème qu’il me reste à résoudre, c’est d’arriver à le dire aux autres. J’ai bien travaillé avec mon coach. Je me suis dessiné une grande mindmap où j’ai synthétisé mes apprentissages du coaching. J’ai noté ma façon de me comporter au travail, par exemple: j’apprends vite; j’ai du courage et n’ai pas peur de monter au front; je suis capable de prendre des risques. J’ai indiqué également ce dont j’ai besoin, comme l’émulation entre collègues. J’ai ajouté ce que je ne supporte pas: l’administration; les tâches répétitives; la politique; la passivité. Je comprends mieux maintenant ce qui a coincé dans le passé.
 

Que s’est-il passé à ton dernier poste selon toi?

Mon chef a été renvoyé. Il nous protégeait des jeux politiques qui ne m’intéressent pas. Je te donne un exemple. Le chef de mon chef souhaitait rencontrer le directeur d’un de mes clients. Son intervention n’amenait rien à nos affaires, mais était importante pour son positionnement personnel. Je ne l’ai pas compris car ces questions d’égo me dépassent.
 
Mon chef avait saisi comment je fonctionnais. Il savait que je ne voulais pas lui prendre sa place. La relation était transparente et nous nous faisions confiance. Lorsqu’il avait un problème complexe à résoudre, il m’appelait dans son bureau, m’expliquait la situation, et je lui apportais une solution. J’ai besoin que mon cerveau «turbine» pour être heureux au travail.
 

Tu as aussi des talents de commercial, non?

J’ai en effet décroché quelques mandats conséquents. J’imagine que j’inspire confiance car je ne mens pas à mes clients et je suis transparent. J’ai même une fois pris des risques importants en révélant nos coûts lors d’une négociation commerciale. Les clients m’apprécient également car je tiens parole. Le revers de la médaille: quand quelqu’un s’engage vis-à-vis de moi, je m’attends à ce qu’il s’implique. Je peux même insister pour obtenir ce qui a été promis. Un de mes anciens chefs nous avait poussés à démarrer une collaboration avec une autre entreprise. Je ne croyais pas à ce rapprochement. La collaboration a commencé à s’envenimer, et le chef a disparu. Il nous a laissés nous débrouiller tous seuls. C’est le genre de situation que je déteste. Je ne supporte pas l’injustice.
 

On dit des HP qu’ils sont hypersensibles? Penses-tu que ce soit ton cas?

Je sais que j’ai un radar qui est très fiable. En général, je repère tout de suite les problèmes potentiels, humains ou techniques, dans un projet. Mais encore faut-il que j’écoute mon intuition... Aussi, il faudrait que j’apprenne à me taire. Je me suis très souvent brûlé les doigts en soulevant des lièvres. Comme je ne perds pas de temps en discussions inutiles et que je dis les choses de manière directe, j’ai parfois confronté des personnes à des points qu’elles ne voulaient pas entendre. J’ai un autre problème: je tombe facilement en hyper-empathie. Quand une personne souffre, j’ai mal pour elle. Ce n’est pas simple pour moi de mettre des limites à mon empathie. Je rêve parfois d’avoir une check-list intitulée «comment interagir avec les gens.» Je me sens en fait démuni et en décalage avec les autres. Je devine par exemple quand une personne ment, mais je ne sais pas comment réagir.
 

Tu es en train d’apprendre à vivre consciemment avec ton côté HP. C’est cela?

Oui, j’ai officiellement été diagnostiqué HP il y a quelques mois seulement. Je comprends maintenant pourquoi j’ai éprouvé si souvent cette sensation de devoir me freiner. L’autre jour, en écoutant quelqu’un, j’ai compris en quelques minutes où il voulait en venir. C’était abominable de devoir attendre qu’il ait terminé ses explications. Parfois, j’aimerais être dans la norme. Heureusement, à la maison, ça va bien.
 

Comment va ta famille? Comment vit-elle ces changements?

Peu après avoir été diagnostiqué, nous avons réalisé que nous étions tous les quatre HP. Nous avons aussi compris pourquoi nos deux fils ont rencontré autant de problèmes avec leurs professeurs à l’école. Un enseignant accusait mon fils aîné de faire des choses bizarres en classe, comme dessiner tout le temps. Il avait l’impression que mon fils n’écoutait pas. De surcroît, quand il lui posait une question, mon fils parvenait toujours à répondre. Cela le rendait fou! Les enseignants veulent des élèves ronds qui rentrent dans des trous ronds, et mes enfants sont carrés...
 

Dans ton enfance, tu avais déjà remarqué que tu avais des facilités intellectuelles?

Pas vraiment. À l’école, j’étais nul et au fond de la classe. J’ai même raté une année. Apprendre m’embêtait. J’aimais réfléchir, mais je détestais apprendre par cœur. J’ai eu une chance: les enseignants me laissaient en paix. J’ai enfin commencé à m’amuser quand je suis entré à l’EPFL. J’étais entouré de personnes qui me ressemblaient un peu. En dehors de l’école, je bricolais énormément et j’inventais des tas de trucs. Une fois j’ai même réussi à faire exploser une cocotte-minute dans la cuisine. J’y avais fait sécher ma poudre à canon... Mes parents n’étaient pas toujours enchantés de mes inventions. Je faisais aussi les 400 coups avec mon voisin. Nous fabriquions des canons, des machines. C’était ma bouée de sauvetage.
 

Et après l’EPFL, qu’as-tu fait?

J’ai commencé à travailler, et c’est là que la galère a commencé. J’ai changé de travail très souvent. Parfois, par malchance, je me retrouvais dans une charrette de licenciements, comme pour ce travail que j’aimais beaucoup: nous étions une équipe de techniciens et notre devise était: «If you can do it, just do it!» (si tu peux le faire, fais-le!). On me laissait aller à mon rythme. Il suffisait que je dise: «J’ai un client qui a besoin de ça» et ils me livraient tout de suite. C’était simple, on faisait les choses et on les faisait vite. Ailleurs, il m’est arrivé de tomber sur un chef que je trouvais injuste. Comme je ne supporte pas l’injustice, je partais avant de ne plus pouvoir le supporter. Il y a eu ce chef qui vérifiait nos emails ou cet autre qui me demandait des rapports d’activité horaire. C’est intenable pour moi. Je te donne un autre exemple: je savais qu’un client était prêt à signer un gros contrat mais mon chef ne voulait pas que nous le décrochions, afin de
pouvoir lisser ses propres résultats de l’année. Je lui ai dit que ça m’énervait, qu’il me mettait des bâtons dans les roues et qu’il n’était pas là quand j’avais besoin de lui. Je me suis fait évidemment renvoyer. Il y a aussi eu des situations où je m’ennuyais trop.
 

Et quel serait ton souhait par rapport aux RH?

Je ne conseille pas de faire passer systématiquement des tests en entreprise pour identifier les HP. Un HP peut de toute façon saboter un test. Par contre, j’aurais souhaité dire aux RH que j’étais HP et qu’ils connaissent le diagnostic. J’aurais souhaité qu’ils soient plus présents et pouvoir discuter ouvertement avec eux. J’aurais bien voulu leur expliquer que les HP ont juste besoin d’être canalisés avec gentillesse – sinon ils s’adaptent, se cachent, ou partent. J’aurais rêvé qu’ils créent des jobs pour les HP. Un de mes emplois idéaux: représenter l’éminence grise d’un directeur. Cela me permettrait de faire «turbiner» mon cerveau sans devoir faire moi-même de la politique. Finalement, cela ne suffit pas de sensibiliser les RH à la question des HP. Il faut aussi les sensibiliser à la hiérarchie et leur faire comprendre qu’un HP ne veut pas devenir calife à la place du calife.
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