La communication positive en organisation

«La raison d’être de l’entreprise devrait être le bien commun»

Docteur en psychologie et grand spécialiste de la psychologie positive,
le Français Jacques Lecomte vient de publier «Les entreprises humanistes»*. Il applique ici les résultats de sa grande enquête au métier de DRH.

Jacques Lecomte, auteur de «La bonté humaine» publié en 2012, a mené une longue enquête sur les entreprises qui allient succès économique et responsabilité sociale et environnementale. Il nous a accordé une interview téléphonique depuis son domicile de la région parisienne. Nous lui proposons de tirer le portrait robot de son DRH idéal.

Quelles seraient les valeurs fondamentales de ce DRH idéal?

Jacques Lecomte: Les valeurs de la relation humaine: l’empathie, la bienveillance, la confiance en l’être humain, le désir de mettre en place une atmosphère de coopération et l’esprit de service.

Quel genre de questions poserait-il ou elle au moment de recruter?

Les patrons que j’ai rencontrés accordent tous une grande importance au recrutement. Je me souviens par exemple d’un chef d’entreprise qui demandait aux candidats ce qu’ils ne savaient pas faire, et comment ils s’y prenaient dans ces situations. Ce patron était très sensible à ce besoin d’interdépendance. Pour lui, penser qu’on peut faire les choses tout seul est une faute professionnelle. Beaucoup de chefs d’entreprise attachent une grande importance à cet esprit de service, autant envers le client qu’envers leurs collègues.

Quelle serait sa politique de rémunération?

Plusieurs enquêtes menées auprès de managers ont montré que c’est avant tout la qualité de leur travail et l’intérêt qu’ils ont pour leur métier qui les motive. Beaucoup plus que le niveau de rémunération. Mais quand on demande à ces managers ce qui motive leurs collaborateurs, ils répondent: la rémunération, les primes et les vacances. C’est une erreur de penser cela. Car les sondages auprès des collaborateurs montrent que leur principale motivation est pour eux aussi le travail bien fait, qui est une motivation intrinsèque. Cette motivation intrinsèque est beaucoup plus efficace sur le long terme.

Mais l’argent, soit la motivation extrinsèque, compte également...

Oui, selon les enquêtes, l’argent arrive en quatrième ou cinquième position. Et il faut faire une différence entre le salaire de base et la prime. Attribuer des primes est une sorte de marchandage, voire même un chantage. Je vous donne une prime si vous produisez plus. Mais ce marchandage diminue la motivation intrinsèque.

Pourquoi?

Lorsque vous recrutez quelqu’un, vous connaissez son CV et ses compétences, mais vous n’avez aucune information sur sa motivation. Lui accorder un bon salaire de base, supérieur à la moyenne du marché, est donc une marque de confiance a priori. La personne se sentira valorisée et reconnue. La prime c’est du donnant-donnant. Alors qu’un salaire élevé, c’est du gagnant-gagnant, c’est un engagement de part et d’autre.

Revenons à notre DRH idéal, comment envisagerait-il les relations hiérarchiques dans son organisation?

Demandez à un manager comment il conçoit son rôle et il répondra sans doute qu’il est celui qui donne la ligne et qui entraîne les autres derrière lui. Cela correspond d’ailleurs à la plupart des théories sur le leadership. Ces études sont faites par des sociologues, des organisations ou des enseignants en école de commerce. Une seule, à ma connaissance, sort du lot, c’est la théorie du leadership serviteur. Son auteur est un ancien cadre qui a profité de sa retraite pour mettre ses expériences – et celles de ses collègues – sur papier. En gros, il affirme que la capacité à être leader, c’est d’abord la capacité à servir.

Quelle est la posture du serviteur-leader?

Il croit que l’essentiel des réponses aux difficultés se trouve dans l’esprit et la pratique des collaborateurs. Ce sont donc des personnes qui ne prétendent pas tout savoir. Au contraire, ils connaissent leurs limites et recrutent des gens plus compétents qu’eux. Une autre caractéristique importante du serviteur-leader est son humilité. Ces gens ne cherchent pas à se mettre au-dessus de leurs collaborateurs, mais au contraire de les valoriser.

Cette posture est-elle rentable économiquement?

J’ai privilégié dans mon enquête les entreprises qui sont leaders dans leur domaine. Non pas parce que j’ai une fascination pour la réussite économique, au contraire, j’estime personnellement que la réussite humaine est bien plus importante. Mais je savais qu’on risquait de me dire qu’«on ne fait pas de profit avec des bons sentiments.» Raison pour laquelle j’ai choisi des entreprises et des patrons qui ont réussi. Je cite notamment la société américaine Southwest Airlines, la compagnie aérienne la plus rentable au monde. Son PDG-fondateur recrutait systématiquement des personnes avec un esprit de service. En France, j’ai rencontré entre autres Hubert de Boisredon, patron de la société Armor. C’est quelqu’un qui ne se met jamais en avant. Et pourtant, c’est un visionnaire. Il y a une sorte de paradoxe apparent chez ces personnes. Ils ont une grande ambition d’action sur le monde, mais aucune ambition de domination sur les personnes, alors que nous pensons parfois, à tort, que ces deux facettes sont reliées.

Vous parlez aussi d’instaurer un système de critique bienveillante des décisions, une sorte d’avocat du diable...

Oui. Les meilleures pratiques ont aussi leurs revers. On sait par exemple que travailler dans un esprit de coopération est éminemment bénéfique, autant pour la satisfaction du personnel que pour la rentabilité de l’entreprise. Cela dit, il y a parfois des équipes qui s’entendent tellement bien qu’elles laissent s’installer une autocensure collective sur les désaccords. Pour éviter les conflits. Alors que, lors de dysfonctionnements ou de décisions à prendre, il est nécessaire de pouvoir se dire les choses.

Alors comment faire?

Avant de béatifier une personne décédée, l’Eglise catholique a mis au point un processus de délibération qui a inspiré les sociologues des organisations. Prenons l’exemple de Mère Teresa. Avant de décider de sa béatification, une longue enquête a été menée sur sa vie. Un membre du clergé a rassemblé les éléments positifs. Un autre était responsable de montrer les limites et les aspects moins glorieux de son action. C’est de là que vient l’expression «avocat du diable». Cet avocat du diable peut très bien apprécier la personne en question. L’Eglise lui demande simplement de faire son enquête le plus objectivement possible. Il va donc recueillir les opinions critiques des uns et des autres de manière anonyme. Et la décision finale sera faite avec un maximum d’informations, qui peuvent aller dans le sens inverse du consensus.

Ce qui n’est pas le cas en entreprise?

Pas toujours. Des chercheurs ont tenté de comprendre les raisons derrière quelques dysfonctionnements importants de l’administration américaine des années 1960–1970. Ils se sont rendus compte que les bonnes décisions étaient prises, sous l’administration Kennedy en particulier, lorsqu’on donnait une place à la divergence d’opinion. A l’inverse, il y avait un consensus excessif sur les décisions qui se sont montrées néfastes par la suite. En résumé, la collaboration et le consensus sont importants, mais il faut laisser une place aux divergences d’opinion.

La santé et la sécurité des collaborateurs est un autre dossier clé du DRH. Vous préconisez le dialogue et la persuasion plutôt que la dissuasion...

Oui. De nombreuses entreprises à risque avaient adopté la culture du zéro défaut. En chassant l’erreur, ils pensaient atteindre une sécurité maximale. Notamment dans les centrales nucléaires et l’aviation civile. Mais des accidents, comme celui de Tchernobyl, ont remis en cause cette approche. En analysant les fonctionnements internes de ces entreprises, les chercheurs se sont rendus compte que de nombreux petits dysfonctionnements étaient mis sous le tapis.

La chasse systématique à l’erreur est mère du silence. Ces entreprises ont donc complètement changé leur approche. Aujourd’hui, la culture n’est plus celle du zéro défaut, mais de la valorisation des erreurs. C’est important de pouvoir parler des problèmes sans risquer une sanction.

Cela reste tout de même délicat à mettre en place...

Oui. Cela peut être perçu comme un problème. Prenez le cas d’un train qui a déraillé. L’opinion publique exigera de savoir rapidement qui est le fauteur. Mais cette attitude risque de préparer de nouveaux accidents puisque cette stigmatisation du fauteur va encourager les collaborateurs à se taire. On sait aussi que ce sont souvent les petits problèmes qui sont à l’origine des grands. Cette culture du feed-back et de l’analyse collective des petits dysfonctionnements est donc essentielle. L’aviation civile en est la preuve. En termes de kilomètres parcourus et du nombre de personnes transportées, les avions sont devenus, et de loin, le moyen de transport le plus sûr. Or, cet univers professionnel pratique de longue date cette culture de reconnaissance et d’analyse des erreurs.

La boîte à outils de ce DRH contiendra sans doute «la démarche appréciative». Qu’en est-il exactement?

C’est un état d’esprit et une méthode. L’état d’esprit est le contrepoids de ce que je viens d’évoquer ci-dessus. Car la démarche appréciative s’intéresse prioritairement à ce qui va bien. Cela implique une attitude bienveillante et reconnaissante envers le travail bien fait et l’engagement. Ce n’est pas un scoop, mais cette reconnaissance est vraiment essentielle. Dans mon livre, je cite Christian Travier, qui remercie individuellement par mail chaque collaborateur à la fin d’une grande opération. Et il ne le fait pas simplement pour les motiver. Il le pense sincèrement.

En quoi consiste la démarche appréciative?

Elle a été mise au point par un jeune consultant américain, David Cooperrider. Il préparait une thèse sur le fonctionnement d’un hôpital. Dans un premier temps, il a adopté la méthode habituelle des consultants, soit de s’intéresser aux problèmes pour ensuite tenter de les résoudre. Mais en cours de route, il s’est rendu compte qu’il avait beaucoup plus de témoignages relatant des expériences positives. Et il a donc concentré son travail sur ces aspects positifs. Il en a tiré une méthode. On commence par demander aux collaborateurs de raconter à deux une histoire qui a bien fonctionné. Et ensuite de la décoder. Puis ils partagent ces enseignements en plénière. Cette méthode s’applique donc autant à des petites structures qu’aux grandes entreprises. Et elle est très efficace. Cela créé de l’enthousiasme et un désir d’action.

Ce DRH idéal aurait comme vision de l’entreprise, une communauté au service du bien commun, qu’entendez-vous par là?

C’est une idée assez révolutionnaire. En 1970, l’économiste Milton Friedman, qui a reçu par la suite le prix Nobel de l’économie, a publié un article dans le New York Times qui dit explicitement que la seule responsabilité sociale des entreprises est de faire du profit pour les actionnaires. Milton Friedman fut le grand inspirateur de Ronald Reagan, de Margaret Thatcher mais aussi, et c’est moins connu, d’Augusto Pinochet... Et cette vision constitue un des deux piliers de l’enseignement des écoles de commerce. Le deuxième étant que l’être humain est égoïste et rationnel et qu’il utilise sa rationalité pour servir son égoïsme. J’ai montré dans un des chapitres de mon livre «La bonté humaine» que cette théorie est invalidée aujourd’hui empiriquement.

Et qu’en est-il aujourd’hui de la thèse du profit comme seule responsabilité sociale des entreprises?

Depuis une vingtaine d’années, cette idée a évolué. On parle désormais des trois P de la performance. Le profit, les personnes et la planète. C’est une vraie amélioration. Sauf qu’en étudiant la littérature sur le sujet, je me suis rendu compte que la vision n’a pas vraiment changé. Car on sous-entend que la performance environnementale et sociale permettra de la performance économique. Donc la finalité est toujours le profit. Et je connais des personnes qui «vendent» la psychologie positive avec ce propos: «Rendez vos salariés heureux et ils seront plus productifs.» C’est une perversion absolue de la psychologie positive. Le bien-être des salariés est une fin en soi. Je propose donc d’inverser le paradigme et de considérer que la raison d’être de l’entreprise est le bien commun. Et le moyen qui mène vers ce bien commun est la rentabilité. Je renverse donc la fin et les moyens.

Quelle est votre définition du bien commun?

L’entreprise devrait être une communauté de femmes et d’hommes au service du bien commun. Le profit étant un moyen d’atteindre ce bien commun. Je définis donc le bien commun sur le plan humain d’abord. Avec les parties prenantes en amont, soit de soigner des relations saines et honnêtes avec les fournisseurs. En interne, ce bien commun consiste à mettre en place des bonnes conditions de travail en termes matériels mais aussi et avant tout en termes humains et relationnels. Et en aval, avec les clients et les consommateurs, il s’agit de proposer des produits de qualité à un juste prix. Enfin, je place aussi la responsabilité environnementale dans ce bien commun. L’impact des entreprises sur l’environnement doit être minimal, voire même positif. Les patrons que j’ai rencontrés considèrent qu’ils ont une véritable mission dans le monde, une mission au service de l’humanité et de la planète. Et ils cherchent à accomplir cette mission à travers l’entreprise.

* Jacques Lecomte : «Les entreprises humanistes. Comment elles vont changer le monde», éd. des Arènes, 2016, 527 pages

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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