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La Suisse enceinte d’un congé paternité

Après avoir intimé aux femmes de rester à la cuisine, des voix s’élèvent pour inciter les hommes à y prendre place. L’introduction d’un congé paternité pourrait faire office de coup de pouce.

Les jeunes pères sont tout disposés à s’occuper de leur bébé mais, pour qu’ils le fassent vraiment, il faut les indemniser suffisamment ou les y obliger. Telle est la conclusion d’une série de recherches menées en Europe depuis l’introduction des premiers congés réservés aux jeunes parents. On a constaté en effet que si les couples peuvent disposer d’un congé parental à leur convenance, ce sont généralement les mères qui le prennent; et s’il existe un congé pour les pères, il doit être bien indemnisé pour qu’il soit effectivement utilisé.

Sur ce plan, la Suisse accuse un certain retard: c’est l’un des rares pays européens qui ne connaisse ni le congé parental (destiné à la mère comme au père), ni le congé paternité. Une lacune que l’initiative «Le congé paternité maintenant!» devrait combler. Celle-ci prévoit pour les jeunes pères un congé de quatre semaines au moins, à utiliser dans l’année qui suit la naissance de l’enfant. Si le projet est accepté en votation populaire, il coûtera 385 millions de francs par année et sera financé à parts égales par les employeurs et les employés, sur le modèle de l’assurance perte de gain.

Historiquement, le congé parental a précédé le congé paternité; il a été introduit tout d’abord en Suède, en 1974. Depuis, la législation européenne a rendu ce congé obligatoire (au même titre que le congé maternité qui fut tout d’abord introduit en Allemagne en… 1883). Cette introduction généralisée n’empêche pas l’existence d’écarts significatifs dans le taux et la durée de l’indemnisation, qui varie selon les pays de 4 à 36 mois. Interrogé par mail, l’historien et sociologue Peter Moss, expert reconnu en la matière et professeur émérite à l’institut d’éducation de l’Université de Londres, observe que les pays ont actuellement tendance à adopter des mesures incitatives pour que les hommes profitent du congé parental. Car si les jeunes pères déclarent très majoritairement avoir envie de s’occuper de leur progéniture, ils ne sont que 10% à réduire leur temps de travail pour passer de la parole aux actes. Pour leur faciliter la tâche, plusieurs pays ont introduit des bonus sous forme de jours de congé supplémentaires ou de rabais fiscal. C’est le cas de l’Allemagne et de la Suède. L’Islande, elle, a voté en 2000 un «congé de naissance» de neuf mois, dont trois pour la mère, trois pour le père et trois à la libre disposition du couple. Depuis, pour 100 jeunes mères qui prennent une pause-bébé, il y a 91 jeunes pères qui font pareil.

Le Portugal, pays novateur

Le Portugal et la Bulgarie sont allés encore plus loin: ils autorisent les hommes à bénéficier d’une partie du congé de maternité de leur compagne. Le Portugal qui, selon Peter Moss, est en train de devenir «l’un des pays les plus novateurs dans le domaine», a même introduit (en plus du congé parental) un congé paternité obligatoire! Sur vingt jours payés, les pères doivent en prendre au moins dix dans le mois qui suit la naissance de leur enfant. Au total, plus de quinze autres pays européens connaissent le congé paternité. Les conditions sont tellement variables que la comparaison est quasiment impossible.

Une question se pose à présent, selon Peter Moss: les congés sexués ont-ils encore une raison d’être? Ne devraient-ils pas être remplacés par un congé parental unique? Les avis en faveur d’un «congé unisexe» sont nombreux. Brigitte Gresy, secrétaire générale du conseil supérieur de l’égalité professionnelle et auteur du Petit traité contre le sexisme ordinaire (Albin Michel), défend ainsi la fusion du congé paternité et du congé maternité en un «congé d’accueil de l’enfant». L’idée séduit également beaucoup en Suisse. Adrian Wüthrich, président de l’association Travail. Suisse qui est à l’origine de l’initiative «Le congé paternité maintenant!», reconnaît ainsi «aspirer à plus long terme à un congé parental de vingt-quatre semaines». Mais comme le Parlement a rejeté une bonne trentaine d’autres initiatives sur le même sujet au cours des dernières années, il semblait plus raisonnable de présenter une proposition «pragmatique». «C’est une solution modérée», commente Clivia Koch, consultante et présidente de Swiss Business Women. Et d’ajouter: «J’aurais préféré un congé parental, mais ce n’est pas le moment d’ouvrir des débats qui ne rassemblent pas la majorité politique.» D’après Travail.Suisse, 80% des Suisses sont favorables à l’initiative car elle encourage le retour des femmes au travail et offre aux couples la possibilité de mieux se répartir leurs responsabilités familiales. Elle pourrait même augmenter la satisfaction au travail et renforcer l’attachement à l’entreprise – ce qui n’est pas rien dans un contexte de pénurie de talents.

En Suisse, les avis sont partagés

Directeur de l’Association suisse des cadres (ASC), Jürg Eggenberger se montre moins enthousiaste. Il milite pour un congé de deux semaines, ce que soutient d’ailleurs l’ASC dans sa charte sociale – et que réclamait la dernière initiative parlementaire refusée par les chambres fédérales, en avril 2016. «De notre point de vue, l’initiative populaire de Travail.Suisse a peu de chances d’être acceptée en votation. Au mieux, une contre-proposition est envisageable, en reprenant l’idée du congé de deux semaines. Mais plutôt que de discuter du nombre de semaines, il serait peut-être plus judicieux d’envisager un congé à partager entre les deux parents – à condition qu’ils travaillent tous les deux.» Par ailleurs, il conviendrait d’encourager la recherche de solutions au niveau des conventions collectives de travail et des règlements d’entreprise.

Le professeur Giuliano Bonoli, expert en politiques sociales à l’Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP) de Lausanne, pense également que «ce sera difficile» pour l’initiative de passer la rampe. En Suisse, on est traditionnellement peu interventionniste en matière de politique familiale: on part du principe que la responsabilité des choix de vie incombe aux individus. D’ailleurs, la droite conservatrice rejette le principe même du congé paternité. Et les objets relatifs aux assurances sociales n’ont jamais abouti à la première tentative. «On en a vraisemblablement pour vingt ans», conclut-il, interrogé par téléphone. En attendant, la grande majorité des travailleurs qui veulent passer du temps avec leur nouveau-né doivent se contenter de demander un congé usuel. «Les PME n’ont pas les moyens de proposer un congé paternité attractif. Or, la Suisse compte 99% de PME», regrette Tanja Vollenweider, directrice RH chez Jobcloud. Premier employeur américain en Suisse, Johnson & Johnson vient d’annoncer son intention d’introduire, dès la fin de cette année, un congé paternité de huit semaines rémunérées. En comparaison, Migros offre trois semaines. Chez Lidl, c’est dix jours. Coop et l’industrie horlogère en accorde cinq, le secteur de la restauration et de l’hôtellerie, trois. Au-delà des considérations purement économiques, Brigitte Gresy pointe du doigt un phénomène social: si la maternité est toujours sanctionnée en entreprise (notamment par de moindres chances de promotion), la paternité, elle, serait carrément «taboue». Elle serait en tous les cas «fortement dissuadée». Les recherches de Brigitte Gresy montrent qu’il est deux fois plus difficile pour un homme que pour une femme d’obtenir un temps partiel...

Les Etats-Unis pas très progressistes

En 2015, le patron fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, avait annoncé qu’il prendrait deux mois de congé paternité après l’arrivée de son premier enfant (la petite Maxima, née au mois de décembre de la même année). «Une décision très personnelle», avait-il écrit à l’époque sur Facebook, en étayant ce choix par des études scientifiques selon lesquelles les familles se portent mieux «lorsque les parents qui travaillent prennent du temps pour être avec leurs nouveau-nés». Il avait également profité de l’occasion pour rappeler que ses employés bénéficient aux Etats-Unis d’un congé de maternité ou de paternité payé qui peut aller jusqu’à quatre mois.

Par contraste, Marissa Mayer avait annoncé, dès sa nomination à la tête de Yahoo! en 2012, qu’elle ne s’arrêterait que très brièvement de travailler après la naissance de son premier enfant la même année. L’annonce de sa grossesse était d’ailleurs tombée quelques heures seulement après son entrée en fonction. «Je veux rester dans le rythme. Mon congé maternité ne durera que quelques semaines et, pendant ce temps-là, je continuerai à travailler», avait-elle expliqué. Il faut savoir que le gouvernement américain prévoit un congé parental de trois mois, mais il est non payé et réservé au personnel des entreprises de 50 employés et plus. Les choses pourraient évoluer grâce à Ivanka Trump: au mois de juillet, la fille et conseillère du président a introduit un projet de loi visant à instaurer un congé maternité de huit semaines rémunérées à hauteur de 70% du salaire et entièrement financé par les Etats. Budget prévu: 18 milliards de dollars.

 

commenter 0 commentaires HR Cosmos

Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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