La transformation digitale du travail

«Pour réussir la digitalisation, il faut sortir de la quincaillerie RH»

Spécialiste de l’innovation technologique et du changement organisationnel, le professeur belge François Pichault (Université de Liège) détaille ici les enjeux RH de la transformation digitale. «La fonction RH est en retard sur ces questions», assure-t-il.

Que faut-il comprendre concrètement par «transformation digitale de l’entreprise»?

Je vois deux enjeux RH majeurs. Les nouvelles formes d’organisation du travail et les nouvelles formes d’emplois. Ces deux types de transformation sont en partie reliés, mais pas nécessairement. On peut très bien imaginer des transformations qui seraient uniquement sur le plan de l’organisation du travail, allant par exemple vers une virtualisation plus grande, vers plus de flexibilité spatio-temporelle, alors que rien ne change sur le plan de l’emploi. A l’inverse, on peut imaginer des évolutions dans la relation d’emploi, comme le recours à des indépendants – des travailleurs ubérisés comme on dit aujourd’hui – via une plate-forme collaborative. Et où cette coexistence de salariés et d’indépendants ne modifierait pas nécessairement l’organisation du travail.

 

Comment ces changements vont-ils impacter la fonction RH?

Les RH doivent commencer par clarifier ces questions. Sont-ils sur des nouvelles formes d’emplois, et si oui, les enjeux seront de faire coexister des personnes avec des statuts juridiques différents, ce qui pose des problèmes d’équité: à qui donner la priorité lorsque je lance des initiatives de développement des compétences? Comment évaluer le travail? Qui inviter aux repas de fin d’année? En ce qui concerne les nouvelles formes de travail, l’enjeu sera plutôt d’accompagner la transformation de l’organisation vers des formes plus flexibles: comment préparer les managers à gérer des gens qu’ils ne voient plus? Comment coordonner des équipes virtuelles?

 

Face à cette transformation digitale, de nombreux DRH se demandent à quelle sauce ils vont être mangés. Votre réaction?

Je suis frappé de voir que cette transformation est rarement pilotée par des acteurs RH. Il y a bien sûr des contre-exemples. Je pense notamment à la DRH de la filiale belge du groupe Axa (assurance, ndlr). Au moment de son engagement, elle a exigé de pouvoir piloter le projet de transformation digitale, centré sur la flexibilité spatio-temporelle (NWOW ou New Way of Working). Et depuis, Axa Belgique est devenu le fer de lance de la démarche NWOW au sein du groupe. Mais cela reste un rare contre-exemple. La difficulté des RH aujourd’hui est qu’ils se cantonnent dans leurs tâches traditionnelles: le recrutement, les salaires, les négociations avec les syndicats... En gros, ils garantissent la paix sociale et assurent la compliance. Je caricature pour forcer le trait. Mais pour contribuer à cette transformation digitale, les DRH devraient dire: «Confiez-moi les questions d’organisation du travail, car elles ont une vraie dimension humaine. Ce n’est pas au directeur informatique de mener ces projets.» Je constate malheureusement qu’on cantonne plutôt les RH dans leur pré carré.

 

Effectivement, cela correspond aussi à la situation en Suisse...

Je le constate dans de nombreux pays, que cela soit en France ou aux Etats-Unis, avec des exceptions bien sûr. L’enjeu est donc de sortir de la quincaillerie RH. Car s’ils continuent à penser leur métier en termes de référentiel de compétences et de grille de salaires uniquement, ils passeront à côté de ces évolutions. Les quelques cas que j’ai pu suivre où les RH jouent vraiment leur rôle, c’est parce qu’ils ont accepté de jouer dans la cour organisationnelle. Et le constat est encore plus affligeant lorsqu’on se tourne vers les nouvelles formes d’emplois. Sauf quelques rares exceptions, le développement des nouvelles formes d’emplois se fait en court-circuitant les RH.

 

Pourquoi?

Car ces décisions sont prises par les opérationnels. Le mécanisme est le suivant. Pour des raisons d’économies, les RH gèlent les budgets et donc les créations de postes fixes. Mais les managers ont des besoins business à satisfaire, du coup, ils achètent de la prestation de service, en contractualisant. Et ils le font sans demander l’avis du DRH. Donc on se trouve dans des situations, de plus en plus nombreuses, où une part significative de la force de travail ne passe plus par les RH, mais par les responsables de ligne et les chefs de projets. Il y a là un énorme enjeu, qui, si on n’y prend pas garde, sera vraiment problématique.

Problématique?

Oui, car les RH vont continuer à s’intéresser aux questions de santé et sécurité, au développement des compétences, bref à leurs tâches historiques. Mais pour un noyau de personnes de plus en plus réduit. Pendant que se développe, parallèlement, une force de travail qui n’est pas sur le payroll et qui ne fait pas l’objet des politiques de ressources humaines. L’enjeu est d’arriver à se repositionner dans ce contexte: comment accompagner ces nouvelles populations? Quelle est la proposition de valeur des RH par rapport à la ligne hiérarchique?
 

A quoi ressemblera cet accompagnement RH des nouvelles formes d’emplois?

Quel développement des compétences peut-on leur proposer? Comment accompagner leurs parcours de carrière? Comment travailler avec des organismes tiers? Car on voit apparaître de nouveaux intermédiaires sur le marché du travail, qui proposent aux travailleurs indépendants de sécuriser leurs parcours de carrière. On le voit en France avec les coopératives d’emploi et d’activité et les groupements d’employeurs. Ces enjeux sont en train d’échapper aux DRH.


Comment faire pour se repositionner? Faut-il recruter des nouveaux DRH?

Faut-il «kärcheriser» la fonction RH? (rire) Non, la réponse variera en fonction des éléments de contexte et des compétences personnelles. Pour le contexte, je pense que la situation est très différente selon le secteur et la taille de l’entreprise. De manière presque paradoxale, les fenêtres d’opportunités sont plus grandes aujourd’hui dans le secteur public.


Pourquoi?
Avec le courant de la nouvelle gouvernance publique, les Etats se sont lancés dans des opérations de modernisation des services publics où l’idée d’un DRH à la manœuvre est devenue légitime, ce qui n’était pas le cas il y a dix ou vingt ans. J’aurais presque tendance à dire, de manière un peu cynique, que les entreprises privées sont déjà passées au-delà. L’euphorie du DRH stratégique, c’est fini. Cette fenêtre d’opportunité du DRH existe beaucoup moins dans le privé. Là, le travail se jouera en termes de compétences et d’intelligence politique. Pour gagner en légitimité, les DRH devront y nouer des alliances avec les responsables opérationnels afin de présenter ensemble au comité de direction un projet de transformation organisationnelle. C’est de la real politique interne.


La taille de l’entreprise joue-t-elle un rôle?
Oui. La fenêtre d’opportunité me paraît plus grande dans une petite entreprise en croissance. Le DRH pourra y jouer la carte de la professionnalisation. Dans les grandes entreprises, on constate depuis quelques années un resserrement des organes décisionnels autour du financier, de l’opérationnel et de la direction générale, avec une évacuation du DRH des décisions stratégiques. Donc, d’une certaine manière, ce sera plus difficile de se repositionner dans les grandes entreprises, bien qu’il y ait là-aussi des contreexemples.


Le Big Data est dans toutes les bouches, quelles opportunités et quels risques y voyez-vous?

En toute franchise, je n’ai pas encore vu d’application convaincante du Big Data en matière RH. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas là des enjeux et des opportunités intéressantes pour la fonction RH. Si vous écoutez les vendeurs de solutions en la matière, c’est même là que se situe l’avenir de la fonction. J’ai assisté à plusieurs démonstrations très séduisantes où l’on montre comment le Big Data va renforcer la dimension prospective du métier. Car l’intérêt de modéliser toutes ces données est bien là: comment anticiper les déficits de compétences, comment gérer les plans de recrutement, etc. Donc sur le plan des principes, le Big Data va sans doute aider la fonction à se professionnaliser.


Mais comment procéder concrètement?
Je vois surtout un problème de maturité technologique. De très nombreuses entreprises sont encore en train de se débattre pour essayer de faire fonctionner leur système d’information RH (SIRH, ndlr), afin d’assurer les fondamentaux: paie, données personnelles, et un minimum sur les parcours de carrière et les évaluations. Mais pour l’instant, cette reconversion n’est pas encore gagnée. J’estime que seulement 30 à 50% des entreprises disposent d’un SIRH pleinement intégré et opérationnel. Et disposer d’un SIRH est un préalable pour pouvoir franchir le pas vers le Big Data.


Le temps du Big Data RH n’est donc pas encore arrivé?

Non. Mais le risque, c’est de voir le Big Data envahir la fonction RH par le marketing, qui dispose d’un temps d’avance sur ce sujet. Car eux connaissent déjà les habitudes des utilisateurs, leurs profils et savent anticiper les demandes. On assiste à une course de vitesse autour du Big Data entre le département marketing et le département RH. L’enjeu est donc de terminer rapidement la reconversion vers des SIRH intégrés pour pouvoir reprendre pied et pleinement exploiter les potentialités du Big Data.

 

François Pichault

Professeur ordinaire depuis 1999, François Pichault dirige Le LENTIC, un centre de recherche et d’intervention de l’Université de Liège (Belgique), centré sur les processus d’innovation organisationnelle. Il est devenu une référence incontournable dans l’analyse des évolutions du travail et des organi­ sations, notamment en lien avec les technologies de l’information. Lien: www.lentic.be


Trois cas emblématiques

Le professeur François Pichault détaille ici trois cas emblématiques d’une transformation digitale.

 

Nouvelles formes d’organisation: le Service public fédéral de la mobilité et des transports belge

«Nous avons suivi le cas du Service public fédéral de la mobilité et des transports en Belgique, qui compte plusieurs milliers de collaborateurs. Dans cette nouvelle organi­sation du travail, le lien entre le travailleur et l’espace de travail a été progressivement supprimé.

L’espace est affecté en fonction des activi­tés et non plus des personnes. Avec des es­paces de travail ouverts, des cellules d’iso­lement pour du travail de concentration, des petites salles de réunion pour des séances, avec des sièges debout pour pou­ voir résoudre un problème en dix minutes et des espaces dédiés à l’accueil des ci­ toyens. Plus personne n’a de bureau priva­tif, y compris le président. Nous sommes là, très typiquement, dans une nouvelle forme de travail (NFT), avec tout ce que cela sup­ pose en termes de redéfinition du manage­ ment, de préparation des personnes et d’association des syndicats à la démarche. Par contre, ils n’ont pas touché à la relation d’emploi, ils restent des fonctionnaires.»

 

Nouvelles formes d’emplois: la société belge Lampiris, distributeur d’énergie verte

«La société belge Lampiris a démarré il y a une dizaine d’années avec des activités d’achat et de revente d’électricité verte. Le marché était occupé par deux ou trois té­ nors. Lampiris occupe aujourd’hui une place significative, avec une forte progression en quelques années. Etablis à Liège, bastion de l’industrie sidérurgique en déclin et dominé par un taux syndicalisation très élevé, les di­ rigeants ont construit, en partant de zéro, une start­up californienne.

Aujourd’hui, l’entreprise dispose d’un cœur d’une centaine de collaborateurs en contrat d’emploi, la plupart à durée déterminée de deux ans. Ce qui est très atypique en Bel­ gique. Très vite, ils ont fait recours à des tra­ vailleurs indépendants, qui forment au­ jourd’hui environ deux tiers de l’effectif to­ tal (350 personnes environ). Ces freelancers effectuent le même travail que les CDD, via des outils digitaux principalement. Et comme c’est un secteur très régulé sur le plan des tarifs et de l’offre, le mode de tra­ vail est assez standardisé. Quoique très agile sur le plan stratégique, cette société a donc expérimenté des nouvelles formes d’emploi (NFE) sans se lancer particulièrement dans de nouveaux modes d’organisation du travail.»

 

Nouvelles formes de travail et d’emploi: le groupe Sud Presse

«Le groupe Sud Presse, qui appartient au groupe Rossel – acteur majeur des médias belges et français – est le laboratoire des médias «tout digital» du groupe. L’idée est de générer de l’information via des canaux multiples, y compris par les lecteurs, qui peuvent poster des vidéos filmées avec leurs Smartphones. Toute cette information arrive ensuite dans une Newsroom centrale où s’opère la transformation en une série de produits: la sortie presse traditionnelle, le premium gratuit ou payant sur Internet et des groupes de discussions sur les ré­ seaux sociaux.

On est ici à la fois dans une nouvelle forme d’organisation, virtuelle et transversale, mais également avec des nouvelles formes d’emplois puisque le métier de journaliste a été redéfini. La presse est un secteur qui re­ court depuis longtemps très massivement à des formes d’emplois non­salariées. Au groupe Sud Presse, ils sont allés un pas plus loin en faisant coexister le personnel salarié avec un nombre croissant d’indépendants et même de lecteurs qui deviennent à leur tour fournisseurs d’informations. Et pour gérer cette complexité, le directeur général du groupe est aussi le DRH.»

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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