Droit et travail

Transparence et rémunérations: le tabou, l’interdit et l’obligé

Au pays du secret bancaire, actuellement fort malmené, il semble qu’il y aurait un point sur lequel il serait encore plus délicat de lever le voile: la rémunération du travail. Cette position – ou plutôt cette opposition à la transparence – a-t-elle un avenir?

A l’heure où le principe de la transparence donne droit à toute personne de consulter des documents officiels des administrations fédérales ou cantonales et des Services du Parlement, les particuliers paraissent toujours plus concernés par la protection de leur vie privée, déjà passablement exposée par la prolifération des images, licites ou non, qui fleurissent sur le Net. A cet égard, pouvoir connaître ce que gagne son collègue paraîtrait cohérent; l’accès aux données salariales d’un tiers n’est cependant pas si aisé et il faudra généralement justifier d’une bonne raison, souvent un intérêt significatif sur le plan juridique, pour obtenir des renseignements précis. Dans le cadre d’une procédure judiciaire où le calcul de la rémunération variable de certains collègues importe, l’employeur devra bien évidemment faire toute la lumière utile (lire aussi l’encadré ci-contre). Mais qu’en est-il hors d’un tribunal? La protection de la sphère privée des collaborateurs, voire de l’entreprise, pourra-t-elle être invoquée avec succès ?

Le salaire, élément de la sphère privée?

En Suisse, les questions d’argent sont généralement considérées comme tabou. Ainsi les offres d’emploi qui paraissent dans la presse, même spécialisée, ne contiennent souvent pas de fourchette de rémunération. La raison pourrait bien en être que le salaire perçu est considéré comme un élément de la sphère privée, selon les directives du Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence. Toutefois, même pour les partisans de cette thèse, il ne s’agit pas là d’un principe absolu, en ce sens que sont réservés les intérêts prépondérants, qui autoriseraient l’employeur à dévoiler le salaire versé. On rappelle cependant qu’une partie de la doctrine et le Tribunal fédéral considèrent que l’obligation de respecter la personnalité des travailleurs ne fait pas en tant que telle obstacle à la divulgation des revenus de ses collaborateurs.

La transparence

En matière de salaire, la transparence paraît se heurter au respect de la protection des données. Schématiquement, la question se pose dans les termes suivants:


  • L’employeur a-t-il le droit de révéler à tout un chacun le salaire de certains de ses collaborateurs ou assume-t-il au contraire un devoir de veiller à ce que les chiffres pertinents soient tenus secrets?
  • L’employeur serait-il en droit de publier le montant du salaire de chacun de ses collaborateurs?
  • L’employeur est-il en droit d’interdire à ses employés de communiquer à leurs collègues ou à des tiers le montant de leur salaire?

La divulgation du salaire sur demande

Avec le Préposé, on peut s’accorder sur le fait que l’employeur n’a pas un blanc-seing absolu l’habilitant à révéler à tout un chacun le montant du salaire de son collaborateur. On sait certes que l’employeur doit communiquer les revenus aux autorités fiscales; il en attestera sur demande expresse du collaborateur, par exemple dans la perspective de la conclusion d’un nouveau bail. En l’absence de raisons particulières, nous sommes d’avis que l’employeur n’a en l’état pas d’habilitation générale de communiquer sur ce point vis-à-vis de l’extérieur. Il en va toutefois différemment à l’intérieur de l’entreprise, les salariés pouvant faire valoir un intérêt juridiquement protégé à connaître le salaire des personnes qui exercent des fonctions proches et sont du sexe opposé: en effet, seule la connaissance de la rémunération desdits collègues permettra de vérifier si la LEg (loi sur l’égalité entre femmes et hommes du 24 mars 1995, RS 151.1) est véritablement respectée. On rappelle ici que si la LEg n’interdit que la discrimination salariale entre les sexes, l’employeur reste tenu par le principe de l’égalité de traitement, qui lui interdit de défavoriser sans raison l’un ou l’autre de ses collaborateurs, à tout le moins s’agissant d’une attribution discrétionnaire de bonus.


La publication du salaire

Mesure préconisée par certains, pour des raisons essentiellement non juridiques, et censée réduire les demandes d’augmentation salariale, la publication du salaire touché nommément par chaque employé nous paraît une mesure à laquelle les collaborateurs peuvent s’opposer si elle intervient dans le cours des relations de travail. Il serait en revanche souhaitable que les employeurs privés publient une grille salariale, qui, si elle inclut des fourchettes et des recouvrements, permettrait aux collaborateurs de savoir où et comment ils se situent dans l’échelle des rémunérations de l’entreprise.

L’interdiction de communiquer le salaire
Dans cette configuration, la transparence est inversée: c’est le collaborateur qui souhaite s’en prévaloir et l’entreprise qui la refuse, au motif de la protection tant de l’autonomie contractuelle que de sa sphère privée. En pratique, à l’interne, cette obligation de confidentialité préservera souvent l’employeur de la nécessité de justifier objectivement les différences salariales. En lui garantissant de faire garder le secret sur sa politique de rémunération, elle ne permet toutefois pas de faire les vérifications nécessaires à l’application de la maxime fondée sur l’égalité des sexes, qui postule qu’à travail égal ou de valeur égale corresponde un salaire égal; elle présente dès lors un caractère en quelque sorte illicite, qui conduit à admettre qu’elle n’aura en principe pas d’effet et que sa violation ne saurait être sanctionnée. En revanche, vis-à-vis de l’extérieur, et en dehors tant d’une procédure judiciaire que d’une autre obligation de produire ou de témoigner, elle devrait être considérée comme admissible: c’est ici le devoir de fidélité de l’employé qui s’opposerait à toute divulgation contraire aux directives de l’employeur.

Qu’en conclure? La question est délicate, tout comme la réponse, qui dépendra essentiellement des intérêts en présence; l’employeur doit toutefois être préparé sinon prêt à faire la lumière sur ses pratiques salariales lorsqu’il est interpellé par ses collaborateurs.

Jurisprudence

Dans une affaire récente tranchée par la 1ère Cour de droit civil le 10 octobre 2016 et destinée à publication au recueil officiel (4A_63/2016), le Tribunal fédéral a eu l’occasion de se prononcer sur l’interaction entre la loi sur la protection des données et l’obligation de production faite à l’employeur de fournir les fiches salaires de certains de ses salariés. L’arrêt avait certes trait à une problématique de calcul du bonus et, en ce sens, certaines considérations ne peuvent être transposées telles quelles à la question du salaire, même si le point de l’intérêt prédominant du collaborateur paraît applicable dans tous les cas. En l’espèce, un employé avait été intégré dans un système de calcul de bonus, défini par une convention spéciale, qui se fondait tant sur le profit généré par l’ensemble de l’unité que sur d’autres variables. Privé de son bonus, il réclamait production par l’employeur des certificats de salaire de plusieurs collègues et des justificatifs des rémunérations variables attribuées. Les autorités cantonales ayant fait droit à la demande du collaborateur, l’employeur saisit le TF, qui précise tout d’abord que la production de certificats de salaire et de documents relatifs au calcul et à l’attribution du bonus se justifie même quand elle vise des collaborateurs non membres de l’équipe de l’intéressé, pour pouvoir comprendre les règles de calcul
effectivement utilisées dans la société. Les juges rappellent par ailleurs que la LPD ne s’applique pas dans les procédures civiles pendantes, les dispositions de procédure prenant le pas pour assurer la protection de la personnalité. Le TF relève encore que le CO, à son article 322a, garantit au collaborateur le droit de consulter la comptabilité dans la mesure nécessaire à l’exercice de ses droits, avec cette conséquence que la loi autorise expressément la divulgation des éléments pertinents, même s’ils concernent d’autres employés. Sommé de faire toute la lumière sur le calcul de la rémunération variable des collègues, l’employeur doit donc s’exécuter.

 

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CS

Christine Sattiva est avocate au cabinet Sattiva – Gétaz Kunz à Cully. Elle est spécialiste FSA en droit du travail, vice-présidente du tribunal des prud’hommes de l’administration cantonale, chargée de cours à l’UNIL. Lien: avocates-lavaux.ch

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