Les décisions difficiles du DRH

«Une décision peut être excellente aujourd’hui et fausse dans trois ans»

Le DRH de l’Union bancaire privée, Edouard Comment, revient ici sur les décisions les plus difficiles qu’il a dû prendre durant sa carrière. Il livre aussi ses conseils pour faire les bons choix. 

Edouard Comment, vous allez atteindre l’âge légal de la retraite l’année prochaine. Quelle a été la décision la plus difficile en termes de transition de carrière?
Edouard Comment: Après dix ans de vie professionnelle chez Migros, où je dirigeais le centre de formation, on m’a proposé de devenir l’adjoint du DRH pour, à terme, reprendre la direction RH du groupe. J’avais 35 ans. C’était un vendredi et je devais donner ma réponse le lundi. Après un long week-end de réflexion, j’ai présenté ma démission. Cela peut surprendre, mais j’hésitais depuis quelques temps à m’associer avec un ami pour créer une société de conseils. Je savais aussi que si je disais oui à cette proposition alléchante, j’aurais probablement mené toute ma carrière chez Migros. Je n’arrivais pas à vivre avec cette idée-là. Je souhaitais découvrir d’autres environnements. Ce fut donc une décision difficile, mais que je n’ai jamais regrettée.
 
Parlons des décisions que vous avez dû prendre en tant que DRH. Quelles ont été les plus difficiles?
Ce sont les décisions de licenciements. En particulier dans deux entreprises. Dans l’une, j’ai dû licencier mon patron. C’était difficile, car il a été licencié pour des raisons politiques. Je l’ai fait et on m’a même félicité pour mon courage. Une année plus tard, c’est moi qui donnais ma démission. Je n’avais donc pas digéré cette affaire.
 
Mais ce n’était pas votre décision?
Non, mais j’en ai été le véhicule et j’ai dû décider d’aller à cet entretien. Lorsque j’étais directeur d’Adecco Suisse, j’ai par contre dû décidé seul de me séparer d’un de mes collègues de la direction. Cela a été particulièrement difficile, car j’étais proche de ses enfants. Malheureusement, j’ai découvert un dysfonctionnement managérial grave et j’ai dû m’en séparer. Cette décision était sans doute juste du point de vue managérial, mais émotionnellement, cela a été très dur. Chaque fois que j’ai dû prendre des décisions de licenciements, les plus difficiles ont toujours été celles où j’avais un lien affectif avec les personnes. Dans nos relations, il faut intégrer que nous devons être prudents et garder une certaine distance.
 
Lors d’un recrutement, comment faites-vous pour décider si vous allez engager le candidat en face de vous?
Lors d’un premier contact, je ressens beaucoup de choses. Ces impressions sont parfois difficiles à verbaliser. Et seule l’expérience nous montrera si notre ressenti était pertinent ou pas. J’ai pour habitude de ne pas donner un avis trop extrême. Une personne n’est pas bonne ou mauvaise, elle n’est pas compétente ou incompétente. Elle a des caractéristiques qui doivent correspondre à ce qui est attendu et recherché dans une fonction. Il m’est arrivé de rencontrer quelqu’un, d’en déduire que ses compétences techniques étaient là, mais que sa personnalité ne s’adapterait pas et que nous irions vers un échec. J’ai mis ces réflexions sur papier et je les ai transmises à la direction, à qui je laisse toujours le dernier mot. En l’occurrence, ils l’ont engagé et trois ans après, ils s’en sont séparés, sur les raisons que j’avais évoquées. Je n’en tire pas une gloire personnelle, mais cela m’a permis à plusieurs reprises de crédibiliser l’avis du DRH.
 
Les scientifiques ont montré que la prise de décision se fait dans le cerveau limbique, où se situent nos émotions, et nous argumentons seulement après, avec notre raisonnement. Qu’en pensez-vous?
En grande partie, je suis d’accord. J’essaie personnellement de lutter là-contre. Lorsque je vais chercher un candidat à la réception, dans les dix secondes, j’ai déjà une opinion. Si elle est positive, j’espère confirmer cette impression lors de l’entretien. Le risque du recruteur est de s’arranger pour confirmer sa première impression. Au même titre qu’on pourrait s’arranger pour confirmer une impression négative. Il faut donc faire très attention avec nos premières impressions sans pour autant les ignorer.
 
Vous êtes méfiant envers votre émotionnel?
L’émotionnel est une réalité, j’en suis conscient. Mais il n’est pas toujours de bon conseil. Si quelqu’un vous ressemble, s’il a un parcours professionnel proche du vôtre, s’il pratique les mêmes sports ou les mêmes hobbys, inconsciemment, vous allez ressentir une adhésion. Et vous aurez plutôt tendance à voir ses bons côtés. J’essaie donc de bien connaître mon émotionnel et d’y être attentif. J’aime dire que pour beaucoup de fonctions, il faut cinq qualités, mais parfois aussi quelques défauts.
 
Un exemple?
Un bon vendeur est souvent curieux, voire indiscret.
 
La curiosité n’est pas un défaut?
Cela dépend pour qui. Pas pour un vendeur. En revanche, le chef comptable ne verra pas for- cément la curiosité comme une qualité. Prenons un autre exemple: une personne avec un caractère pinailleur. En général, ce trait de personnalité sera perçu négativement. Mais admettons que je cherche un spécialiste de l’audit, croyez-moi, le fait qu’il ne soit pas trop bavard, pas trop dispersé et qu’il pinaille, seront de vrais atouts.
Avez-vous déjà été confronté à un cadre haut potentiel qui avait des difficultés dans sa vie privée? 
Oui. La règle est que je n’interviens dans la sphère privée que si les difficultés ont un impact sur le travail. J’ai eu un cas aujourd’hui. Une personne en instance de divorce vit un enfer. Elle a commencé à baisser de rythme de travail et nous avons donc dû la recevoir avec son chef pour la recadrer. Nous pouvons être tolérant pendant un certain temps, mais cela ne peut pas durer.
 
Comment réagissez-vous en cas d’absence de longue durée?
D’abord, je tiens compte de son ancienneté et de la raison de l’absence. Je n’ai pas la même attitude si le collaborateur est là depuis 15 ans ou depuis 6 mois. Cela dit, chaque cas est différent. L’esprit de base est de comprendre les enjeux. Ensuite seulement, je décide s’il y a lieu d’intervenir. Il faut être très prudent dans ces cas-là. Trop souvent, nous passons beaucoup de temps avec des personnes qui dysfonctionnent et nous négligeons les personnes performantes et qui méritent aussi notre attention. Il faut donc faire très attention et ne pas donner envie à ceux qui travaillent bien d’attirer notre attention en dysfonctionnant.
 
Un manque d’attention de la part du manager aura donc un effet négatif sur la performance?
Oui. Quand une équipe dysfonctionne, une des premières choses que je vais essayer de comprendre est le degré d’attention porté à cette équipe. Est-elle est reconnue et valorisée? Ce n’est souvent pas le cas. N’oubliez jamais, ignoré, un enfant dans une classe cherchera par tous les moyens y compris des bêtises, à attirer l’attention de l’enseignant(e). L’ignorance est la pire des choses. Un peu d’attention ne coûte pas grand-chose. Comment allez-vous? Quel est votre projet du jour? Quelques petits mots gentils suffisent. Rappelez-vous ce beau livre de Kenneth Blanchard: «The One Minute Manager» (éd. Harper Collins, 2004). Un livre tout simple qui rappelle que nous pouvons faire tellement de choses en une minute. Réprimander, corriger, féliciter, dire à quelqu’un qu’on l’apprécie, fixer un objectif, etc.
 
Comment réagissez-vous lorsqu’un cadre ou un collaborateur commet un acte grave, puni pénalement, dans sa vie privée?
Cela m’est déjà arrivé. C’est toujours très délicat. Si la personne est dans une fonction sensible, elle ne pourra pas garder son job. Nous essaierons de la transférer vers une autre activité et si ce n’est pas possible, nous allons vers le licenciement. Dans la plus grande discrétion.
 
Vous est-il déjà arrivé d’être en désaccord avec la stratégie? Si oui, comment avez-vous réagi?
Oui, ces situations arrivent. Que celui qui dit le contraire me lance la première pierre (sourire). Ma démarche est d’abord de faire valoir mon point de vue, ma vision. Cela dit, il y a dans toute entreprise un décideur final. Et quand la décision finale est prise, je la suis. J’estime avoir le devoir d’être solidaire avec la direction générale.
 
Parlez-nous de votre méthode au moment de prendre une décision difficile?
Personnellement, je commence par verbaliser la problématique. Seul dans ma voiture, je joue un jeu de rôle avec moi-même et je m’interroge. Je réfléchis beaucoup et j’essaie toujours de ne pas réagir trop vite. Ensuite, je me documente. Je le fais en grande partie en échangeant avec les autres. Cela correspond à ma nature, j’aime le contact. Au dernier stade, je mets en pratique une approche très pragmatique et efficace. Je me dis: «Voilà une situation qui m’est donnée, c’est une réalité. Qu’est-ce qui me freine? Qu’est-ce qui fait que j’ai envie de prendre telle ou telle décision? C’est souvent mon éducation, ma formation, mon expérience. Ce que j’aime appeler, dans le langage RH, mes modèles de vie. Je me demande ensuite si la décision que je dois prendre est adaptée à mon modèle de vie. Si la réponse est non, j’essaie de changer la réalité, en tentant par exemple de négocier une issue un peu différente. Si au contraire, je constate que oui, cette décision me correspond, je la prends et j’en assume les conséquences.
 
Et si cette différence est trop grande, vous dites non...
Exactement. Et il faut garder à l’esprit que nous prenons des décisions en fonction de connaissances que nous avons à un moment donné. Une décision peut être excellente aujourd’hui et s’avérer totalement fausse dans trois ans. Car les choses changent.
 
Avez-vous des exemples de décisions prises qui se sont révélées fausses par la suite?
Cela m’est arrivé de vouloir aider quelqu’un. J’ai pris donc une décision en sa faveur. Une année après, j’ai constaté qu’elle m’avait manipulé. Je m’en suis voulu. J’avais pourtant pris cette décision en toute confiance.
 
Terminons avec une autre décision difficile de votre carrière?
C’est sans doute la première décision difficile de ma vie professionnelle. J’avais 20 ans et je finissais mon apprentissage de micro-mécanicien. Une entreprise de la région souhaitait m’engager. J’ai eu envie de relever ce nouveau défi et je suis allé vers mon chef pour lui présenter ma démission. Il m’a dit: «Edouard, c’est une décision difficile que tu prends, tu sais que ton père travaille dans l’entreprise, tu sais qu’il a besoin de travailler? Veux-tu vraiment prendre cette décision?» Je lui ai répondu: «Je ne veux pas comprendre ce que vous me dites. Je dois le faire. J’espère que vous aurez la sagesse et l’intelligence de ne pas menacer mon père.» Il ne l’a pas fait. Mais ce fut une décision difficile. Et je n’en ai jamais parlé à mon père.
 

Edouard Comment

Jurassien d’origine, Edouard Comment est le DRH de l’Union bancaire privée depuis 2007. Après un apprentissage de micro-mécanicien, il entre en 1973 chez Omega, puis en 1977 chez Migros Genève. Il sera ensuite DRH de Givaudan puis, en 1999, CEO d’Adecco Suisse. Pour plus de détails sur son parcours, lisez son portrait et visionnez une interview vidéo de lui sur hrtoday.ch.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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