Compétences collectives

Composer une équipe créative

Composer une équipe créative demande de considérer l’équipe comme un ouvrage à part entière, d’œuvrer à l’autonomie, à l’interdépendance et aux interactions fortes entre ses membres, en considérant avec la même attention les individus, le design du travail et les processus.

La créativité désigne trois choses différentes: une capacité humaine, un processus et la propriété d’un ouvrage. A l’heure de viser plus de créativité, un impératif dans un monde complexe, changeant et ouvert, les chercheurs et les organisations se focalisent surtout sur la capacité humaine. Le talent, mystérieuse combinaison de compétences et de créativité, fait l’objet de nombreuses études et est activement recherché par les organisations qui en ont les moyens. Or, réunir les meilleurs pour obtenir la meilleure des équipes ne fonctionne pas toujours.

Les difficultés socio- économiques de la France sont en partie attribuées au fait qu’elle est gouvernée par une élite issue des mêmes grandes écoles. Par ailleurs, des études montrent qu’au-delà de 20 à 30 pour cent de talents dans une équipe, la difficulté à travailler ensemble augmente. Un constat éprouvé par certains conseils d’administration et directions générales quand ils négligent le design du travail alors qu’il est d’autant plus nécessaire que les individus sont brillants. L’unique rencontre entre Goethe et Beethoven fut brève, sèche et sans lendemain. Pourtant ils s’admiraient.

Si l’attention portée aux individus est nécessaire, considérer l’équipe comme un ouvrage à part entière ne l’est pas moins. Composer une équipe créative consiste à construire une organisation et des processus qui renforceront l’autonomie, l’interdépendance et des interactions fortes entre les parties pour faire émerger toute la créativité potentielle de l’ensemble. Dans le cadre d’une étude sur la créativité des équipes en cours à l’Université de Genève (HEC) (1), nous définissons la créativité d’un ouvrage – autant l’équipe que sa production – par deux dimensions, l’«intégrativité» et l’originalité.

Si les parties de l’ouvrage sont bien assemblées, si le tout est cohérent, congruent et convergent, l’ouvrage est intégratif. L’«intégrativité» recouvre aussi les notions d’ordre, de cohésion, d’équilibre, de continuité, de conservation et de répétition dans le temps, de reproduction de mêmes, de respect de normes établies. La dimension d’originalité désigne le nouveau, le singulier, le rare, l’écart à la norme, mais aussi le désordre, la discontinuité, la rupture, les tensions, la transformation et la variation dans le temps. Une équipe créative devrait concilier également intégrativité et originalité, ordre et désordre, continuité et rupture, ou cohésion du tout et singularité des parties, tant au niveau des individus que de l’organisation et des processus.

Bien s’entendre ne suffit pas à constituer une équipe

Bien s’entendre ou travailler ensemble ne suffit pas à constituer une équipe. Une bande de joyeux compères au bar n’est pas une équipe car elle ne produit aucun travail. Un groupe de forçats qui casse des pierres dans une carrière n’est pas une équipe, car il n’a pas de but commun. Plus surprenant, les équipes ne sont pas plus performantes qu’un individu selon J. Richard Hackman, auteur de Leading Teams. Les premiers résultats de notre étude basés sur la comparaison de morceaux de musique composés par 200 cadres, individuellement et en équipe, le confirment. Les équipes produisent en moyenne des morceaux plus intégratifs mais moins originaux que les individus. Les productions les plus créatives sont toutes des productions individuelles.

Une équipe par contre peut accomplir des tâches qu’un individu seul ne peut pas réaliser. C’est en particulier le cas quand l’interdisciplinarité est en jeu. Prouver mathématiquement l’existence du boson de Higgs peut être un exploit individuel, mais le produire expérimentalement est un travail d’équipe. Trouver une pathologie peut être réalisé par un individu, mais opérer un patient est un travail d’équipe. Concevoir la stratégie d’une grande entreprise est à la portée d’un leader, mais la mettre en œuvre est un travail d’équipe. Discerner les forces et les limites respectives des individus et du collectif pour mieux les combiner est un premier pas vers la composition d’une véritable équipe.

Celle-ci est en général petite et diverse, elle partage un idéal, une mission et des objectifs communs, ses membres communiquent clairement et librement, les décisions et les normes essentielles sont agréées par tous, les rôles de chacun sont clairs, les connaissances, les responsabilités et les efforts sont judicieusement distribués, la confiance et le respect règnent. Elle dispose d’un pouvoir d’agir réel mais bien délimité, elle sait s’autogérer, enfin elle réalise une tâche que seule une équipe peut accomplir.

Faire émerger les spécialités de chaque partenaire

Quand un dirigeant reprend la direction d’un consortium de cinq organisations, il a pour mission de faire démarrer un ambitieux bloqué depuis deux ans. A l’heure de définir des modalités de travail, les responsables des organisations suggèrent s’occuper chacun d’une région en y menant toutes les facettes du projet. Or, ce dirigeant souhaite créer une dynamique interdisciplinaire en exploitant les forces spécifiques de chaque organisation car l’expérience a montré que le «business as usual» aboutissait à l’échec. Après avoir fait émerger, non sans mal, les spécialités de chaque organisation – la santé, l’éducation et la construction – une mission commune est définie. Ce sera «empowerment» des bénéficiaires ou développement de leur pouvoir d’agir. Trois des cinq organisations devront diriger le projet dans trois régions différentes.

Elles agiront à la fois comme mandataires dans leur spécialité et comme mandantes des organisations partenaires appelées pour leur spécialité. Les deux autres organisations auront un rôle crucial: identifier une douzaine de communautés propices, réaliser une évaluation des besoins et assurer le suivi, durant toute la durée du projet, d’une approche dite de «développement communautaire», en collaboration avec les trois organisations mandantes. Cette approche préconise que les bénéficiaires seront impliqués et formés en vue de reprendre à terme la gestion des projets santé, éducation et logement, après le retrait du consortium.

Un code de communication est mis en place qui prévoit notamment des modalités pour la recherche de solutions en cas de désaccord. Cinq modes de collaboration entre les organisations sont définis: solo, binôme, trinôme, ensemble. Une dernière option prévoit la possibilité d’un nouveau mode de collaboration pour répondre à de nouveaux développements. Ce fonctionnement par responsabilités croisées exigera un réel travail d’équipe pour mobiliser les meilleures compétences au service de 20’000 bénéficiaires. C’est grâce à ce design que le projet a reçu les financements attendus. Après avoir traversé des tensions parfois importantes pour changer de paradigme et bien que les inconnues restent nombreuses car il s’agit d’inventer, si le projet réussit, il fera date.

Il faut de la créativité pour composer une équipe créative


Certains défis concernent la plupart des équipes. Premièrement, discerner ce que chaque membre peut faire de façon autonome et ce qui doit être réalisé ensemble. Deuxièmement, fournir une information claire et pertinente, dans le bon timing et aux personnes adéquates. Troisièmement, attribuer des rôles clairs pour renforcer l’autonomie et la motivation des individus, et attribuer des rôles sur les rôles, en fonction des situations, pour dépasser les luttes de position au profit d’interactions constructives.

Dans le cas évoqué, les organisations peuvent à la fois ou tour à tour diriger, exécuter, recruter, évaluer, suivre et assurer le transfert du projet, concevoir la stratégie, de façon autonome ou en partenariats. Selon Todd Lubart (Psychologie de la créativité), «La créativité est la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste». Il faut de la créativité pour composer une équipe créative. Oser se focaliser moins sur les résultats, ce que produit l’équipe, et mieux sur les conditions, ce qui produira une équipe. Oser trois paris créatifs: façonner une organisation et des processus nouveaux et adaptés en vue de produire une équipe nouvelle et adaptée qui produira des résultats nouveaux et adaptés.

(1) Étude menée en collaboration avec le Dr Erwan Bellard, spécialiste du travail en équipe, et le Dr Stéphane Rothen, statisticien, en vue de la publication d’une série d’articles scientifiques.
 

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Claudio Chiacchiari est le fondateur de Saisir le temps® – L’intelligence musicale: conférences, ateliers, conseil. Il réalise des mandats pour les cadres et les dirigeants sur l’art de composer l’organisation en Suisse, en France, en Roumanie et en Belgique. Il est intervenant régulier à HEC Genève depuis 2006. Ses articles sont publiés notamment dans HR Today, Le Temps, Watch Around et Les Echos (Fr).

Lien: www.saisirletemps.ch
 

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