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La guerre des talents n'a jamais eu lieu

Des scientifiques affirment que la guerre des talents est une trouvaille de certains consultants pour justifier leurs salaires élevés. Et tout le monde a mordu à l'hameçon.

Quinze millions de résultats. C’est ce que vous obtenez sur Google avec les mots clés «guerre des talents». Cette expression est couramment utilisée dans les RH pour parler des efforts indispensables que les entreprises doivent consentir pour rester attractives sur le marché de l’emploi. Par exemple: développer les possibilités de promotion et de formation du personnel, offrir des conditions de travail plus intéressantes, etc. Mais la guerre des talents serait en réalité une illusion trompeuse, fabriquée de toutes pièces par une élite surpayée qui a tout intérêt à entretenir le mythe de la méritocratie pour continuer à toucher des salaires pharamineux. Voilà le fin fond de l’histoire, affirment plusieurs scientifiques, dont l’expert en anthropologie sociale James Suzman, membre du Robinson College de Cambridge.

Pour justifier des salaires élevés

«Les grandes entreprises du monde entier ont été persuadées que pour attirer et retenir les meilleurs talents, elles devaient leur offrir des rémunérations exorbitantes», accuse James Suzman dans un livre intitulé La grande affaire de l’humanité, publié à l’automne 2021 aux Éditions Flammarion. Cette théorie a fourni un magnifique argumentaire aux consultants et directeurs RH pour défendre leurs salaires. «Ils ont grandement apprécié d’être rassurés sur le fait qu’ils étaient dignes de chaque centime qu’ils recevaient. À l’instar des élites urbaines qui, tout au long de l’histoire, ont justifié leur statut élevé par la noblesse de leur sang, ils se sont convaincus que c’était grâce à leur mérite qu’ils étaient là où ils étaient», dénonce l’auteur. Payé 300 fois plus qu’un employé moyen.

Le fait est que les salaires ne progressent plus beaucoup, sauf pour les salariés les mieux payés. Depuis les années 1980 et en tenant compte de l’inflation, la hausse ne dépasse pas les 12% pour la majorité de la population active, tandis que les PDG ont globalement bénéficié d’une augmentation de 937%. Si, en 1965, les PDG des principales entreprises américaines gagnaient environ 20 fois plus qu’un employé moyen, en 1980 c’était 30 fois plus et maintenant près de 300 fois plus, calcule James Suzman.

McKinsey invente le terme en 1998

La starification des «talents» aurait été orchestrée par le cabinet de conseil McKinsey. Dans le jargon RH, ce terme désigne les employés performants et convoités par les chasseurs de tête. Il apparaît en 1998 dans une newsletter trimestrielle diffusée par McKinsey. Le contenu est délibérément accrocheur: une guerre des talents a éclaté, elle va s’intensifier et impliquer toutes les entreprises, qui vont devoir mener un combat implacable pour séduire les cadres supérieurs compétents. Ces conclusions alarmistes étaient «pour le moins scandaleusement outrancières», estime rétrospectivement James Suzman. Mais le monde s’est laissé convaincre. Surfant sur la vague, trois consultants employés par le même cabinet, Ed Michaels, Helen Handfield-Jones et Beth Axelrod, décident alors de formaliser le concept dans un livre, The War for Talent (1). Publié en 2001, c’est un best-seller.

Des perles surestimées

Or, la même année, des doutes sont émis par trois scientifiques américains, Boris Groysberg, Linda-Eling Lee et Ashish Nanda. Après avoir suivi pendant 9 ans l’évolution de plus de 1000 talents dans 78 instituts bancaires, ils constatent que le niveau de performance de ces «stars» baisse fortement en cas de changement d’employeur. En moyenne, il leur faut cinq ans pour revenir à niveau. Seuls les talents embauchés avec leur équipe au complet conservent la même efficacité. Les auteurs concluent que ces prétendues perles sont surestimées: quand elles partent, elles ne causent pas beaucoup de tort à l’organisation. De plus, à poste égal, elles se révèlent moins performantes que les collaborateurs ayant bénéficié d’une mobilité interne. Quelque talentueuses qu’elles soient, elles doivent se familiariser avec leur nouvel environnement et cela prend du temps. Or, elles sont sensiblement mieux payées que les employés recrutés en interne: en moyenne, 18% de plus. Cette différence pourrait s’expliquer par un meilleur niveau de qualifications et/ou une plus grande expérience, mais il arrive que l’entreprise ait tout simplement accepté de casser sa tirelire.

Dynamique concurrentielle à somme nulle

Les employeurs qui entrent dans la logique de la guerre des talents «finissent souvent par vénérer les étrangers et minimiser les talents déjà présents dans l’organisation, et par instaurer une dynamique concurrentielle à somme nulle qui complique l’apprentissage interne et le transfert de connaissances», lit-on sous la plume de Jeffrey Pfeffer, expert en comportement organisationnel à la Graduate School of Business de Stanford. Cet observateur critique est connu pour avoir lancé l’alerte dès 2001, avec un article intitulé La guerre des talents est dangereuse pour la santé de votre organisation (2). Dans ce réquisitoire, il explique que la guerre des talents est une «mauvaise métaphore» du succès organisationnel. En réalité, les entreprises réussissent parce qu’elles font preuve d’un esprit de coopération, et la surestimation des individus est susceptible de créer une «culture corrosive».

Le système prime sur la personne

Robert Sutton, professeur en sciences de gestion à la Standford Engineering School et auteur à succès, a également pris parti contre le concept de la guerre des talents (3). Selon lui, «les grands systèmes priment sur les grandes personnes». Bien qu’il existe dans toutes les professions des gens plus doués que d’autres, les travailleurs ne peuvent pas laisser s’exprimer leurs bons côtés (ni les mauvais, d’ailleurs) sans contexte favorable. Robert Sutton cite les exemples de Toyota et McDonald’s, qui dominent la concurrence grâce à un système d’organisation hors pair. A contrario, il y aurait des entreprises «qui transforment des personnes apparemment intelligentes en imbéciles maladroits». Pour Robert Sutton, «même la personne la plus brillante est vouée à l’échec dans un mauvais système, et des personnes apparemment médiocres peuvent devenir des stars dans un excellent système». En fait, les entreprises les plus performantes se distinguent par de moindres écarts entre les hauts et les bas salaires.

Ces hauts salaires protégés en cas de crise

Autre détracteur, le journaliste du New Yorker Malcolm Gladwell. Dès 2002, il qualifie la guerre des talents de «mythe» et tente de démontrer qu’elle a été déclenchée par de riches consultants persuadés de leur génie. Il insinuait aussi que leur idéologie avait fait le lit du climat délétère observé au sein de l’entreprise Enron au début des années 2000, avant le dépôt de bilan de cette dernière et sa mise en accusation pour fraude et manipulation financière. Malgré toutes ces objections, la foi en la capacité des «top talents» à transformer tout ce qu’il touchent en or n’a pas diminué. En 2008-2009, lorsque les marchés boursiers se sont effondrés et que les banques centrales ont imprimé des milliards de dollars pour recapitaliser des économies en difficulté, les hauts salaires n’ont pas été inquiétés. De nombreuses entreprises affaiblies ont puisé dans leur maigre trésorerie pour allouer des primes de fidélisation à leurs soi-disant talents, pendant qu’elles licenciaient et supprimaient des activités pour réduire les coûts, rappelle Robert Suzman.

S’enrichir par l’argent ou par le travail

La pandémie de conoravirus n’a pas non plus changé les choses. Fin 2021, Apple a versé des primes exceptionnelles sous forme d’actions, pour des montants allant de 50’000 à 180’000 dollars, à des ingénieurs dont on pouvait craindre qu’ils aillent se vendre chèrement ailleurs (4). Pour James Suzman, l’existence d’une correspondance entre le talent et la richesse reste communément admise. Tandis que les gens riches sont persuadés de mériter leur situation financière, beaucoup de travailleurs modestes s’accrochent à l’idée qu’ils pourraient, eux aussi, atteindre une telle richesse, si seulement ils travaillaient suffisamment dur. «Reconnaître que peut-être, le système joue contre eux, que l’argent est devenu un moyen beaucoup plus efficace de s’enrichir que de travailler dur pendant de longues heures, reviendrait à abandonner l’idée qu’ils peuvent agir sur leur vie», conclut l’auteur.

Bibliographie:

Bidwell, M. (2011). «Paying more to get less: Specific skills, matching, and the effects of external hiring versus internal promotion» Administrative Science Quarterly, 56, 369-407.

Groysberg, B. (2012). Chasing stars: The myth of talent and the portability of performance, Princeton University Press.

Michaels, E., Handfield-Jones, H., & Axelrod, B. (2001).The war for talent, Harvard Business School Press.

(1)  Retour sur la « guerre des talents » par Jérôme Barthélémy (myrhline.com)

(2) https://www.researchgate.net/publication/247142474_Fighting_the_War_for…’s_Health 

(3)  https://hbr.org/2007/04/the-war-for-talent-is-back

(4)  https://www.lesechos.fr/idees-debats/leadership-management/comment-rete…

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Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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