Remettre le travail au centre

«Plus la pression économique augmente, plus nous perdons le sens de notre activité»

Quelles sont les conditions à mettre en place pour permettre un travail de qualité? Comment trouver l’équilibre entre l’efficacité et l’efficience, avec ses effets néfastes sur la santé? Une directrice d’EMS (établissement médico-social), un juge cantonal et une psychologue du travail en débattent.

Dans vos domaines respectifs, comment définissez-vous un travail de qualité?

Christine Ferrari: Dans le domaine des soins aux personnes âgées, le travail de qualité répond à la mission et à la vision que nous avons développées et définies ensemble.

C’est-à-dire?

CF: Assurer l’autonomie de l’habitant. Nous mettons tout en œuvre pour que nos habitants restent acteurs de leur vie jusqu’au bout.

Marc Boivin: Dans le cadre de mon activité de juge, un travail de qualité revient à délivrer un jugement «intelligent». Cette qualité ne se mesure ni au rendement, ni aux attentes des parties, ni à ce que pourrait en penser le Tribunal fédéral. Un jugement intelligent apporte une réponse claire au justiciable. En droit pénal, on dira que la justice a été rendue quand le prévenu aura compris l’esprit de notre jugement et sa motivation.

Anny Wahlen: Ce que vous dites induit la nécessité d’une discussion sur la représentation de ce qu’est un jugement intelligent. Cette qualité est donc toujours relative. Elle est à géométrie variable en fonction du métier. Dans les différentes organisations que j’accompagne, le sentiment de qualité naît de cette sensation du travail bien fait, du beau travail, du travail qui fait du bien, dont on peut être fier. Donc, il n’y a pas une définition de la qualité. Elle est toujours le fruit d’une discussion et d’une appréciation.

MB: Absolument. Cette reconnaissance que le travail a été fait intelligemment donne du sens. J’aime beaucoup la notion d’artisanat, lorsque le travail est bien maîtrisé, qu’il est le fruit d’une grande expérience. Cela se rapproche même parfois de l’art. Un jugement bien écrit et bien motivé, c’est un jugement qui a compris les objectifs à atteindre et qui amène une solution convenable et pertinente au litige dont nous avons eu à nous occuper.

La bureaucratisation augmente. Les contraintes de cette régulation empêchent de faire un travail de qualité. Le constatez-vous dans vos domaines respectifs?

CF: Que ce soit à l’hôpital ou en EMS, tout est mesuré et chaque acte représente un nombre précis de minutes. Cela oblige le personnel à calculer le temps passé auprès des habitants, mais aussi de comptabiliser chaque acte administratif. Ce reporting prend une place considérable, c’est une évidence.

Comment faites-vous pour ne pas être asphyxié?

CF: Nous essayons de ne jamais perdre de vue l’essentiel de notre travail. Qu’est-ce qui est vraiment important? La qualité va primer sur la quantité. Ce travail de qualité sera toujours défini par l’équipe, en cohérence avec notre philosophie d’accompagnement. Cela implique beaucoup de discussions et de consensus. Le but est de transformer ce travail administratif en quelque chose d’utile. Nous essayons d’inverser le problème et de trouver la plus-value de cette traçabilité constante que l’on exige de nous. Elle permet par exemple de valoriser notre travail, de mettre en évidence les résultats concrets. Mais cela exige d’aller à l’essentiel et de questionner le sens de nos actions.

Et vous y arrivez?

CF: Partiellement, c’est un travail au quotidien (sourire).

AW: Cette bureaucratisation s’explique aussi par des facteurs humains. Notre aversion pour le risque et notre besoin de contrôle par exemple. Il y a aussi une tendance à la standardisation du délivrable pour garantir une qualité égale au client. Dans certaines professions, comme les soins par exemple, ces normes garantissent la sécurité. En termes d’organisation du travail, la bureaucratisation des fonctions et des processus permet à l’entreprise de survivre malgré la rotation du personnel.

Comment trouver le bon équilibre?

AW: Cela se joue toujours en contexte. Pour une entreprise en démarrage, le carcan normatif est quasiment inexistant. C’est le chaos d’une start-up. Mais plus l’entreprise grandit, plus elle va devoir structurer son activité et développer des systèmes d’organisation. Le point de bascule arrive quand vous devez passer plus de temps à nourrir les processus de gestion qu’à nourrir la mission. C’est là qu’advient la perte de sens. Dans la gastronomie, certains chefs préfèrent renoncer à une étoile afin de sortir du carcan normatif. Idéalement, il faudrait tendre vers une entreprise intégrée, entrer dans un nouveau paradigme où vous gardez le meilleur des deux mondes. Le monde «pionnier» dans lequel l’agilité et l’orientation client permettent d’être flexible et réactif et le monde différencié et organisé qui permet de structurer l’activité et garantir la qualité. Entre les deux, il faut créer un espace où l’humain retrouve sa place.

Des exemples d’organisations qui ont réussi cette intégration?

AW: Oui, je pense à plusieurs organisations que nous accompagnons avec le réseau Syllogos, dans le domaine hospitalier, dans l’industrie ou des administrations communales ou cantonales.

Comment évolue cette bureaucratisation dans le système judiciaire?

MB: Le droit c’est l’empire des normes! Il a forcément une dangereuse tendance à sur-réguler. Le droit subit aussi les évolutions de la société et la soif des administrés, respectivement des justiciables, de vouloir absolument trouver une solution à tous leurs problèmes. De nos jours, plus personne n’accepte le risque et il faut donc trouver des responsables à tout, et donc saisir la justice.

Qui régule votre tribunal?

MB: Le grand «régularisateur» des justices cantonales est le Tribunal fédéral. Il est l’organe de contrôle qualité du produit, censé créer une égalité de traitement pour les justiciables de toute la Suisse. Son rôle n’est pas de trouver des solutions pragmatiques à des litiges. Ce travail est celui des justices cantonales, qui essaient de trouver une fin «à l’amiable» acceptable par les deux parties.

Comment évoluent les normes du Tribunal fédéral?

MB: De manière parfois délirante... Cette jurisprudence du Tribunal fédéral se complexifie à l’image de notre société. Dans certains domaines, cela crée une surcharge de travail et une perte de sens. Lors d’un divorce par exemple, établir le montant d’une pension est devenu de la comptabilité d’épicier. Au pénal, fixer la peine est également alambiqué. Dans le domaine de l’expropriation, les différentes normes environnementales peuvent conduire à de très longs arrêts du Tribunal fédéral qui exigent l’intervention de spécialistes pour les décoder. Alors que dans les années 1850, l’expropriation de trois arpents de vignes pour construire une voie de chemin de fer se réglait en une page...

Comment faites-vous pour ne pas suffoquer?

MB: On se réfugie dans l’alcool... Non, plus sérieusement, en recourant à une simplicité, à une clarté dans le style et dans l’expression. Nous essayons d’aller puiser à la source de l’esprit des dispositions que nous appliquons. Mais cela prend plus de temps. Un jugement représente un gros travail d’écriture. Il faut maîtriser la langue avant de maîtriser le droit. Comme le disait Nicolas Boileau (1636-1711, ndlr), «ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément.» Pour que justice soit faite, nous devons éviter de jargonner. Mais vulgariser le droit est extrêmement difficile. Cela exige d’avoir compris la logique du système.

La recherche permanente d’efficience et de productivité n’a-t-elle pas atteint sa limite?

MB: Cet impératif financier ne concerne pas directement la justice. Il peut être perçu lorsque nous demandons plus de ressources au Grand Conseil. Les députés sont parfois tentés de nous demander d’être plus productifs. Mais le travail d’un tribunal est un travail intellectuel de longue haleine. Nous ne travaillons pas à la pièce. Nous sommes une dernière instance cantonale. Nous devons réfléchir à nos décisions. Si nous nous précipitons, nous risquons de surcharger la machine en cas de renvoi du Tribunal fédéral. La productivité devient donc contre-productive, par un effet absurde.

Le nombre de recours est-il en augmentation?

MB: La «recourite» aigüe devra bientôt faire l’objet d’un diagnostic officiel par la médecine psychiatrique... Nous en subissons les manifestations au quotidien. Je le répète: la justice n’est pas qu’une affaire d’argent, c’est une affaire de temps.

Comment gérez-vous ce facteur temps en EMS?

CF: Nous devons faire toujours plus avec moins de moyens. Pour beaucoup d’entreprises, la question du rendement prédomine. Dans le secteur public, c’est davantage la maîtrise et la réduction des coûts qui est centrale. Chez nous, cela touche les ressources humaines. Et comme nous dépendons des deniers publics, nous devons justifier les dotations. Cela représente une charge administrative importante. Mais cette pression augmente aussi par les exigences des familles, des patients et de l’ensemble du système. Cela nous oblige à repenser notre manière d’aborder le travail et de ne plus uniquement raisonner en nombre d’actes, mais plutôt en valeur qualitative des soins. Plus la pression économique augmente, plus nous perdons le sens de notre activité. Aujourd’hui, nous avons atteint une limite, qui nous oblige à repenser l’organisation du travail et de la collaboration.

Comment cette pression se traduit-elle concrètement?

CF: Nous devons être patients, autant avec nos habitants qu’avec leurs familles. Ce nouveau paradigme de travail concerne tout le monde. Si nous visons l’autonomie des habitants, c’est pour leur garantir un maximum de liberté. Mais comme un séjour en EMS coûte très cher, certaines familles ne comprennent pas toujours pourquoi leur proche, habitant à l’EMS, doit continuer à prendre en charge certaines tâches de la vie quotidienne, comme faire le lit le matin. Nous devons donc sans cesse expliquer le sens de notre démarche.

Comment analysez-vous cette question du temps?

AW: Cette bascule de l’efficacité vers l’efficience date des années 1990. Paradoxalement, nous savons depuis les années 1970 que la performance est en forme de cloche. L’optimum se situe juste avant le point sommital. Avant ce sommet, c’est trop peu et si vous dépassez ce point vous entrez dans la contre-performance. Si vous cherchez trop de rendement, les conditions de réalisation de cette activité vont manquer. Qu’il s’agisse des ressources temporelles ou matérielles. Or, dans de nombreuses organisations, au moment de fixer les objectifs en début d’année, les ressources manquent déjà. Comment s’investir dans un travail de qualité quand les dés sont pipés dès le départ? Croire que plus d’efficience permet de gagner des sous est un mythe. Au contraire, les effets sont contre-productifs et très coûteux pour l’organisation. Un travail de qualité permet aux gens de rester en bonne santé et à l’organisation de dégager de la performance. Cette lucidité a été perdue en cours de route…

MB: Comme il a été dit, dans le secteur privé, l’efficacité est liée au gain. Dans le public, elle est liée à la limitation des coûts. Ce sont deux approches différentes. Dans le canton de Fribourg, le Conseil d’État est tenu par le frein à l’endettement. Nous abordons directement le gouvernement pour obtenir plus de ressources au moment de préparer les budgets.

Comment faites-vous en tant que dirigeant pour permettre aux employés de faire un travail de qualité?

CF: Nous parlons beaucoup du sens au travail, de notre mission, de notre vision et de nos valeurs. Les collaborateurs·trices ont besoin de savoir que leur travail est utile. Le salaire est un facteur important mais il ne suffit pas. Nous avons aussi un système de management qui implique les collaborateurs·trices dans le processus décisionnel.

Comment définiriez-vous le sens d’un travail à la Maison des Bosquets?

CF: Permettre à nos habitants de conserver leur autonomie le plus longtemps possible. C’est aussi un lieu de vie où chaque collaborateur·trice peut se développer et trouver du bien-être au travail.

En tant que président du tribunal cantonal fribourgeois, que pouvez-vous faire pour garantir les conditions d’un travail de qualité?

MB: Les juges sont formés au droit, et non au management malheureusement. Il existe un CAS dédié aux futurs magistrats qui en donne quelques notions. Personnellement, je me suis formé sur le tas. J’ai relu «Aristote. Leçons pour (re)donner du sens à l’entreprise et au travail» de Bernard Girard, «Les entretiens de Confucius» et «Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc» d’Eugen Herrigel. Je me nourris aussi beaucoup de cinéma et de littérature.

Comment définiriez-vous un bon manager-juge?

MB: C’est quelqu’un qui protège ses troupes et qui délègue la responsabilité. Et c’est une responsabilité qu’il ne doit pas reprendre. Si le Tribunal fédéral casse un jugement écrit par l’une ou l’un de mes greffiers, j’assume cette responsabilité. Mon style de management peut se résumer par ces deux formules: «Une erreur, c’est le métier qui rentre» et «Ne boutez surtout pas le feu au bâtiment». Entre ces deux adages, mon équipe a une certaine marge de manœuvre pour s’épanouir au mieux. Nous discutons aussi beaucoup du système juridique. Ces échanges plus «méta» sont très vivifiants et permettent de donner du sens à notre activité.

Et comment maintenez-vous des bons rapports de travail?

MB: Nous avons un organisme judiciaire unique en Suisse: une commission des loisirs. Nous avons par exemple acquis un baby-foot qu’il a fallu célébrer par un vernissage. Il y a aussi beaucoup d’humour, ce qui a pu être considéré comme une incongruité par le passé. Nous faisons également de nombreuses activités extra judiciaires qui sont très appréciées. Je crois à une forme d’amitié raisonnable entre collègues.

AW: J’aime cette idée du partenariat éclairé entre une direction et ses équipes. Cela me fait penser à la théorie X et Y. Selon la théorie X, l’être humain est paresseux et ne veut pas travailler. Il faut donc lui mettre un cadre strict et contrôler que le travail soit bien fait. Selon la théorie Y, au contraire, l’être humain a, par nature, envie d’évoluer, d’apprendre et de s’épanouir au travail. Il s’agit donc de dialoguer entre ces deux représentations et de créer un cadre de sécurité et de reconnaissance où cette danse peut avoir lieu.

MB: Absolument. Au tribunal cantonal, si nous appliquons les ordonnances de la loi sur le personnel, ce serait plutôt à bien plaire, car nous sommes autorité d’engagement. Inutile de lutter contre le système mais il faut savoir jouer avec. Le règlement oblige notre personnel à pointer, mais dans une activité intellectuelle et exigeante d’une deuxième instance cantonale, nous devons lui laisser un minimum de liberté. Le contrôle se fait aux marges, jamais sur le système médian. Si je pense que quelqu’un triche, je contrôle. Mais en principe, je laisse faire, en toute confiance.

CF: Oui, la confiance est essentielle, peu importe l’activité ou la forme organisationnelle. Car derrière la confiance, on peut construire des projets et dépasser de nombreuses contraintes. Un cadre clair et le contrôle du respect de ce cadre sont les fondamentaux de cette confiance. 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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