Nouveaux modèles de rémunérations

Salaires inégaux: syndrome de Calimero ou dérive capitaliste?

Mal payé, mal reconnu de ses soins? L’impression d’être exploité irait croissant dans la population active, selon les experts en rémunération. Analyse d’un phénomène social.

«C’est trop injuste!», dirait Calimero, le célèbre petit poussin des dessins animés: selon certains experts en rémunération, la perception des inégalités salariales va croissant. «C’est un paradoxe, car nous discriminions probablement beaucoup plus autrefois», écrit le sociologue français François Dubet dans le livre intitulé «Pourquoi moi? L’expérience des discriminations», publié en février aux Editions du Seuil. En 2010, une étude réalisée par l’Institut français d’opinion publique (IFOP) dans douze pays, dont la Suisse, révélait qu’une majorité de la population trouve «injuste» la société actuelle. D’après les auteurs, les professeurs Daniel Cohen et Gilles Finchelstein, les inégalités salariales figurent en tête des injustices ressenties dans beaucoup de pays. Et la plupart des personnes interrogées estiment que le fossé se creuse. Or, selon François Dubet, il y aurait «de moins en moins de discriminations et de plus en plus de sentiment d’injustice». Comment expliquer cela?

La conférencière canadienne Sonia Plante pointe du doigt le «syndrome de Calimero», du nom de ce petit poussin coiffé d’une demi-coquille d’œuf et qui, dans les dessins animés, répète à l’envi: «C’est trop injuste!». Sonia Plante utilise cette expression pour désigner une tendance à se complaire dans la plainte, attitude qui, selon elle, est devenue socialement acceptable. De plus en plus de gens s’estiment mal payés, discriminés, insuffisamment respectés, etc. Seraient en cause, notamment, la montée en puissance de l’individualisme et la valorisation du succès personnel, qui entraînent, en cas d’échec, un sentiment de culpabilité, lequel entraîne en retour un besoin de reporter la faute sur l’injustice du monde. «Le sentiment d’injustice est toujours indépendant de la réalité des faits», rappelle Jawad Mejjad, directeur en sociologie au Centre d’études sur l’actuel et le quotidien (CEAQ) de l’Université de la Sorbonne.

«Les salaires sont plus transparents, ce qui facilite les comparaisons»

Paradoxalement, l’abaissement du seuil de tolérance aux injustices sociales, tendance marquante de la société actuelle, favoriserait l’émergence du syndrome de Calimero: lorsqu’on attire l’attention des gens sur l’existence des injustices, ils se demandent logiquement s’ils en sont victimes. Et s’ils sont insatisfaits de leur situation, ils risquent de céder à la tentation d’y trouver une justification à leur triste sort. La tentation est d’autant plus forte que les médias leur «donnent souvent comme représentation les personnalités qui gagnent des centaines de milliers d’euros par semaine», souligne Jawad Mejjad. Ce qui entraîne naturellement de l’insatisfaction. «Les salaires sont devenus plus transparents, ce qui facilite les comparaisons», confirme Michel Maréchal, professeur en économie à l’Université de Zurich. «Je suis également d’accord pour dire que la conscience publique des inégalités salariales s’est exacerbée au cours des dernières décennies. Il y a diverses explications à cela, dont la couverture médiatique de certaines controverses dans la pratique managériale.»

Economiste à Zurich, Guillaume Cettou a examiné la question de la perception des inégalités salariales pour le site alpinomics.com. «Avant toute chose, il convient de rappeler que le salaire est le prix du travail et que ce prix est fixé par le marché, en fonction de la loi de l’offre et de la demande. Ainsi, en moyenne, plus un travailleur est productif et expérimenté, plus ses revenus seront élevés. Mais cela ne suffit pas à justifier sa rémunération, car celle-ci n’est pas déterminée par la difficulté du travail. Le salaire n’est donc pas mérité ou immérité, il est simplement ce que le marché est prêt à payer. C’est pourquoi on entend rarement la population s’indigner des gains de Roger Federer – plus de 50 millions de dollars en 2012. Pourtant, on pourrait légitimement prétendre qu’un sportif ne mérite pas cette somme...». Comment peut-on alors juger le cas d’un haut dirigeant? «Si le salaire est déterminé par la performance, le sentiment d’injustice est réduit. Le profil d’un CEO est extrêmement rare et sa productivité peut générer des revenus immenses. La difficulté vient de ce que la performance se définit de différentes façons et qu’on la confond souvent avec le profit. N’oublions pas que la mission d’un CEO est de satisfaire ses actionnaires. Par conséquent, il peut décider de procéder à des licenciements pour créer de la valeur. Mais lorsque UBS annonce simultanément 2,5 milliards de pertes et 2,5 milliards de bonus, la population a naturellement de la peine à comprendre. Or, ces bonus font partie du jeu pour attirer ou fidéliser les meilleurs collaborateurs. Sans bonus, la banque aurait peut-être souffert de pertes plus grandes.»

Les augmentations encouragent la progression hiérarchique

Il faut également tenir compte du rôle incitatif du salaire – citons l’exemple des primes d’entrée, qui font office d’appât de recrutement. Les augmentations de salaire sont des incitations dites verticales; elles sont destinées à encourager la progression dans l’échelle hiérarchique. «Pour comprendre la logique de mécanisme, il faut se souvenir que l’effort pour accéder aux positions élevées croît de façon exponentielle. Ainsi, pour maintenir l’effet incitatif du salaire, le salaire doit augmenter lui aussi plus rapidement à mesure qu’on s’élève dans la pyramide hiérarchique.»

Reste que les salaires pharamineux de certains CEO soulèvent une question d’ordre moral. «Il semble injuste de tolérer des inégalités de cette taille alors que certaines personnes joignent difficilement les deux bouts», reconnaît Guillaume Cettou. «Mais ici s’arrête le travail de l’économiste pour laisser place à celui du philosophe.» La solution pour introduire, si ce n’est plus d’équité, plus de sentiment d’équité? «Il faudrait revenir à des salaires d’équipe, contrairement à ce qui se fait actuellement et où tout est individualisé», assure Jawa Mejjad. «Encourager les gens à gagner davantage ensemble.» Pour Guillaume Cettou, les critères clés sont: légalité, transparence, concurrence et équité.

Des recherches effectuées en 2011 par Michel Maréchal indiquent que les coupes salariales nuisent clairement à la motivation des travailleurs. Diminuez le salaire de 33 pour cent et elle chute de 20 pour cent. Curieusement, les augmentations ne la font pas remonter. Les récompenses non financières – temps et efforts investis dans le personnel – se révèlent bien plus stimulantes. Cependant, lorsque les travailleurs ont le choix, ils préfèrent être récompensés par de l’argent, bien qu’ils répondent en mettant les bouchées doubles comme s’ils avaient reçu une récompense non-financière. Que conclure? «Cela montre que les gens sont avant tout sensibles à l’attention qu’on leur prête. Comme on dit, c’est le geste qui compte.»

Les conditions d’une rémunération équitable

Selon Tatiana Daneschwar-Roux, consultante pour la société GFO Unternehmensberatung, un système salarial transparent et équitable de rémunération doit au moins remplir trois exigences. Tout d’abord, définition d’un salaire individuel qui tient compte du niveau d’exigence de la fonction, le rendement personnel et les expériences utiles. La deuxième exigence est un critère variable, il s’agit du principe de la participation ou de la co-responsabilité aux résultats. La troisième exigence – une rémunération compétitive – requiert d’appliquer des comparaisons salariales (benchmarks) et d’en assurer un contrôle continu, ce qui permet, à travers ce qu’on appelle les «parts liées à la situation», d’augmenter la capacité d’ajustement des salaires par rapport à la concurrence ou au marché de l’emploi. fs

Trois questions à l'économiste Guillaume Cettou

Qu’avez-vous pensé de l’initiative Minder?

Bien que partant d’une bonne idée – renforcer le pouvoir des actionnaires – elle a été détournée pour finalement laisser croire que la démocratie actionnariale pouvait à elle seule modérer le salaire des dirigeants. Or, le Dodd-Franck Act a montré que seulement 2,6 pour cent des salaires étaient révoqués lorsque les actionnaires en avaient le pouvoir. De plus, le salaire d’un conseil d’administration est fixé par lui-même, mais on n’en parle quasiment pas. Bref, il ne m’a pas semblé qu’elle apportait de solution au problème.

Et l’initiative 1-12?

Là encore, on part d’une bonne intention, mais cette initiative ne résoudra jamais le fait que le rendement du capital humain a changé depuis les années 70: les employés possédant certaines compétences spécifiques profitent davantage que d’autres de l’évolution technologique – on parle de «skilled-biased technological change». De plus, cette initiative n’empêchera pas certains collaborateurs de se convertir en consultants externes afin de contourner la loi. Enfin, à défaut d’une adoption au niveau international, il y a un risque de faire fuir les grands groupes de la Suisse – menace déjà formulée par Glencore-Xstrata.

Et que pensez-vous du salaire de Daniel Vasella?

La vraie question est de savoir si son salaire est justifié par rapport à l’objectif de Novartis. Et, de ce point de vue, il s’agit plutôt de se demander si Vasella resterait en étant moins payé, ou s’il existe un dirigeant qui pourrait fournir la même qualité de travail à moindre coût. Pour ce qui est des primes de départ ou de non-concurrence, à mon avis il revient également à l’actionnariat de se positionner.

Propos recueillis par Francesca Sacco


 

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Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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