Vous venez de publier un ouvrage* démontrant les effets néfastes des nouvelles techniques de management sur la santé des collaborateurs seniors à l’Etat de Fribourg. Pourquoi avoir choisi cette population?
Sophie Le Garrec: L’avantage de questionner les seniors, c’est qu’ils ont pu voir l’évolution des méthodes de management de- puis trente ans. Ce projet mandaté par le canton via la Fondation Charlotte Olivier était aussi de questionner les enjeux de santé au travail. Parallèlement à ce mandat pour l’Etat de Fribourg, j’ai effectué une cinquantaine d’entretiens auprès de salariés de diverses branches d’activité à Fribourg.
Les résultats de ces recherches rejoignent en grande partie ce que relèvent de nombreuses études sociologiques ou psycho-sociologiques sur le sujet. Les travaux d’Yves Clos, de Christophe Dejours, de Vincent De Gaulejac par exemple. Tous ont constaté d’importantes mutations dans les modes de management et des conséquences majeures sur la santé.
Donnez-nous un exemple concret de ces nouvelles méthodes de management?
L’instrumentalisation des contrats par objectifs en est un bon exemple. À l’origine, ce type d’outils pouvait avoir des vertus plutôt stimulantes et positives. Mais il s’est transformé en un instrument redoutable d’individualisation des salariés générant des effets délétères.
Dans certains services (sociaux, sanitaires) il s’agit par exemple de «traiter» un nombre prédéfini de dossiers ou de clients (et non plus d’usagers!) par jour. Cette pression du chiffre leur donne l’impression de perdre le sens et la qualité de leur travail. Ce sont surtout les métiers de contacts qui sont les plus fragilisés.
Ces personnes m’ont dit: «Avant nous étions dans des rapports de compétences, nous avions une expérience de ce qui allait se passer. Nous pouvions anticiper les choses, nous pouvions prendre le temps, nous nous saisissions réellement du travail.» Aujourd’hui, ils ont l’impression d’être complètement déprofessionnalisés et désingularisés. Ils sont devenus des prestataires de services, avec une concurrentialité et une rentabilité accrues qui ne sont pas sans les mettre sous pression.
Mais la direction par objectifs existe depuis longtemps. Qu’est-ce qui a changé?
Le dispositif est devenu beaucoup plus important et surtout il a été couplé à d’autres instruments de management et à des changements structurels importants.
Lesquels?
La diminution des effectifs dans les hôpitaux ou encore des modifications tarifaires visant plus la quantité et la rentabilité que la qualité. Les assurances sociales qui font pression pour que les patients restent moins longtemps à l’hôpital.
Ou encore en termes de changement, une pression juridique de plus en plus présente dans l’ensemble des métiers de contact: faire attention à ne pas être poursuivi en justice par les usagers. C’est aussi l’évaluation du travail individuel. Cette conjoncture de prescriptions gestionnaires et normatives génère des nouvelles formes de tensions et de contraintes.
Qui causent des problèmes de santé au travail ...
Ces pressions et tensions sont en effet partie prenante de certaines fragilités physiques et psychiques. Ehrenberg l’a très bien montré. Des liens existent donc. Et ces effets sont assez dommageables, certes pour la santé mais aussi pour le travail.
On constate une perception du monde du travail qui se construit de plus en plus autour d’images extrêmement négatives: burnout, stress, fatigue, licenciement, déclassement, perte de sens, etc. Autrement dit, le travail est de plus en plus caractérisé comme un risque et de moins en moins comme une opportunité.
C’est ce que vous appelez la crise de la gestionnite. Avant on gérait des biens, aujourd’hui on gère des personnes. On parle d’ailleurs de gestion des ressources humaines ...
Oui. Le modèle de gestion des marchandises est difficilement transposable aux êtres humains, notamment dans les métiers de contacts. Avec les marchandises, vous n’avez pas de contingences, de hasards ou de réactions inattendues. Avec les individus en revanche, vous ne savez pas toujours ce qui vous attend.
Quand je dénonce le nouveau management, je dénonce en partie l’exacerbation de certains instruments. Mais la pression vient aussi des usagers qui estiment aujourd’hui avoir plus de droits que de devoirs. Prenez l’exemple des enseignants. Ils disent que c’est devenu plus difficile de gérer des enfants dont les parents viennent prendre, de plus en plus souvent, la défense en cas de conflit.
Les modifications et les interactions ont changé de manière générale. Et l’entreprise n’a pas été pas épargnée, au contraire, elle est devenue illustrative et emblématique de ces évolutions puisqu’elle canalise en un même lieu l’économie, le social et le rapport entre individu-collectif. Les travers de ces évolutions y sont donc visibles de manière beau- coup plus amplifiée.