Portrait

Du business au bivouac

Frank Gerritzen et Pascal Gueissaz ont construit le groupe Careerplus, devenu en 25 ans un des leaders du recrutement fixe de Suisse.

Le premier est un visage connu de la communauté RH de Suisse romande, le second pas du tout. Dans l’ordre, Frank Gerritzen et Pascal Gueissaz. Les deux hommes sont as­sociés depuis 19 ans et responsables du succès de leur société Careerplus, un des leaders du recrutement fixe en Suisse. Dans les faits, c’est Pascal Gueissaz, 56 ans, qui est le fondateur. Frank Gerritzen, 53 ans, monte à bord quelques années plus tard. Mais c’est bien ensemble qu’ils développent leurs affaires. «Pascal est le visionnaire. C’est un vrai entrepreneur, il voit loin, anticipe les tendances et pose les questions qui dérangent», détaille Vincenzo Ganci, qui a œuvré pour les deux hommes pendant plusieurs années avant de lancer sa propre société de recrutement, Ganci & Partners. Il poursuit: «Frank, de son côté, est très analytique et structuré, il sait descendre dans les détails pour donner une forme aux idées de Pascal.» Les deux intéressés acquiescent avec le sourire. Ils nous reçoivent dans les locaux cossus de Ganci & Partners (dont ils sont action­naires), à l’avenue de Grancy à Lausanne. Peu habitué aux projecteurs médiatiques, Pascal Gueissaz est un poil plus tendu que son associé. Leur complicité est évidente. Ils s’écoutent, complètent les réponses de l’un ou de l’autre et parsèment leurs analyses d’éclats de rire entendus. Sur le terrain, ils ont adopté une posture d’accompagnateurs. «Notre rôle est de soutenir nos conseillers qui sont en contact avec les clients et d’inter­venir en cas de difficultés», résume Pascal Gueissaz.

1400 candidats placés par année
Leur société compte 120 collaborateurs en Suisse. Dirigés aujourd’hui par Jacqueline Scheuner, ils placent environ 1400 candidats par année. Selon leurs estimations, cela repré­sente 3,5 % de tous les placements fixes externalisés en Suisse chaque année. «Nous dégageons une marge d’environ 21 mil­lions de francs, ce qui doit couvrir tous nos coûts», complète Pascal Gueissaz. Observateurs avisés du marché suisse du re­crutement, leur analyse est édifiante. Frank Gerritzen: «Il y a une corrélation entre la croissance du produit intérieur brut et les recrutements fixes. Quand la croissance dépasse 1,5 %, les entreprises recommencent à recruter.» Pascal Gueissaz: «Et pour stimuler la croissance, c’est avant tout l’investissement privé qui compte». Fondée en 1995, la société a pris son véri­table envol en 2002, lors de l’ouverture des frontières dans le cadre des accords bilatéraux. Mais la tendance s’inverse après la crise financière, en 2009. «A cause notamment de la cherté du franc, de nombreuses entreprises ont considérablement réduit leurs effectifs à partir de la crise», note Pascal Gueissaz. Les deux hommes diversifient donc leurs activités. Spécia­lisés dans la comptabilité et le contrôle de gestion, ils ouvrent des cabinets dédiés à la vente, aux ressources humaines, à l’informatique, aux métiers techniques de la production, à la construction et au médical. Ils veillent aussi à diversifier leur clientèle. «Le plus gros compte n’a jamais dépassé 3 % de notre chiffre d’affaires», illustre Pascal Gueissaz. Dans un marché de plus en plus atomisé (il existe plus de 3000 sociétés de recrute­ment en Suisse), ils s’adaptent constamment. «Nous pensions par exemple que l’arrivée d’Internet allait nous ratiboiser, à l’image des branches du voyage et des médias. Ce ne fut pas le cas, depuis 2005, de nombreuses sociétés ont décidé d’exter­naliser leurs recrutements», détaille Frank Gerritzen.

Le contact client avant tout
A l’interne, ils engagent beaucoup de femmes (80 % de leurs conseillers), entre 25 et 30 ans, «avec une grosse envie d’ap­prendre et le goût du contact humain». Le taux de rotation assez élevé s’explique par la pression du métier – 1,5 place­ment fixe par mois par conseiller – et l’âge moyen relativement bas des équipes. «Le métier est assez exigeant. Nos recruteurs passent très souvent dans le département RH de nos clients après quelques années. Nous engageons beaucoup de jeunes qui viennent de terminer leurs études. L’école hôtelière de Lau­sanne est un pool de candidats intéressant. Ces diplômés ont souvent de la facilité avec le contact client et une présentation impeccable, ce qui compte plus que l’expertise métier», note Frank Gerritzen.

Sur le terrain, les recrutements sont réglés comme du pa­pier à musique: CV bien construits, historique du candidat, entretiens structurés et assessment sur demande des clients. «Notre approche est très scientifique, avec peu de place pour l’intuition. Ce processus très encadré nous permet de repro­duire facilement notre modèle à travers le pays», explique Pas­cal Gueissaz. «Notre candidat cible est un cadre entre 28 et 40 ans avec un salaire de 80 000 à 110 000 francs par année.»

Très proches de leurs équipes, les deux patrons ont mis en place une culture d’entreprise «bivouac». «Nous préférons nous retrouver en montagne autour d’un feu pour préparer nos plans stratégiques que dans un grand hôtel de l’arc léma­nique», assure Frank Gerritzen, un féru d’alpinisme. «Oui, cet esprit bivouac est aussi une manière de faire confiance à nos conseillers. Chacun sait ce qu’il a à faire sans que les rôles et les tâches soient assignés. Mais cela implique du lâcher-­prise, ce qui n’est pas toujours évident», ajoute Pascal Gueissaz. L’autre ajoute: «Nous utilisons aussi l’image de l’essaim d’oiseaux pour définir notre organisation du travail.»

Très actif dans la communauté RH, Frank Gerritzen a pré­sidé l’Association des Professionnels du Recrutement fixe de Suisse romande (APRF). Il préside également l’association Business Angels Suisse romande depuis 2011. Une passion lucrative? «Malheureusement non, sourit-­il. Investir dans des start­ups est une activité très risquée.» Ce goût de l’investisse­ment et de la prise de risque est sans doute un autre de leur point commun. «Dans la pratique, c’est dans l’analyse et la discussion qu’on découvre les bons filons. S’engage ensuite un processus de réflexions critiques qui dure jusqu’à 18 mois. Nous discutons beaucoup et étudions le marché avant de nous lancer. Mais si vous faites bien les choses, une bonne idée par année suffit amplement», confie Pascal Gueissaz. Illustration de leur esprit d’entrepreneuriat: en 2014, ils fondent Qualis Vita à Berne, une société spécialisée dans l’accompagnement des personnes âgées. Selon certaines estimations, il y aura plus de 2 millions de 65+ en Suisse en 2039. Actionnaires, admi­nistrateurs, rompus aux prises de décisions difficiles, les deux hommes gardent pourtant les pieds sur terre. Frank Gerritzen: «Nous avons également eu pas mal d’idées qui n’ont pas fonc­tionné. Cela nous a appris à rester prudents.»

Management Buy Out
Pascal Gueissaz passe son baccalauréat à Neuchâtel en 1978, puis étudie la finance et la comptabilité à l’Université de Saint­ Gall. Il entre à la Société de Banque Suisse et enrage encore aujourd’hui de la fusion avec UBS: «Les cultures d’entreprise étaient totalement différentes, quel gâchis!». Il devient ensuite secrétaire général de la société de travail temporaire Adia, qui sera renommée Adecco. En 1995, il fonde Contaplus, au­jourd’hui Careerplus. Neuf ans plus tard, l’entreprise fusionne avec le groupe anglais BNB Recruitment Solutions, société bri­tannique spécialisée dans le recrutement. Proche de la faillite en 2008, BNB accepte de vendre à Pascal Gueissaz et un groupe d’actionnaires leurs activités en Suisse. Careerplus est donc né d’un Management Buy Out.

Frank Gerritzen de son côté est issu de l’école hôtelière de Glion. Néerlandais d’origine, il étudie l’économie et le mana­gement à l’Université de Lausanne. A la suite d’un premier emploi chez American Express en Suisse, il part aux Etats­ Unis, où il collabore avec Trade Marcs Group (distributeur du café La Semeuse en Amérique). Après un Master en affaires internationales à l’Université de Columbia, il rentre en Suisse pour ouvrir l’antenne européenne de Dorian Drake Internatio­nal (agent exportateur). L’affaire tourne mal et il se retrouve sans emploi. C’est Caroline Gueissaz, la soeur de Pascal, qui lui propose alors de rejoindre Careerplus. Les deux hommes ne se quitteront plus.

Bio express

  • 1984 Frank Gerrizten termine l’école hôtelière de Glion et Pascal Gueissaz sort de HEC Saint-Gall.
  • 1997 Frank Gerrizten le rejoint chez Contaplus.
  • 2008 Management Buy Out. Pascal Gueissaz devient actionnaire de Careerplus.

 

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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