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En finir avec l’idée de «ressource»

Il est un paradoxe qui ne cesse de me fasciner: si la profession Ressources Humaines ne ménage pas ses efforts pour rester en phase avec son temps, assurant une veille rigoureuse sur les sociétés et en décortiquant les moindres évolutions (réseaux sociaux, génération Y, crise du travail, etc.), elle continue parallèlement de reposer sur un appareillage théorique vieux de... soixante ans.

Ce sous-bassement idéologique, déjà controversé en son temps, c’est celui du capital humain. En substance: le travail est conçu comme un stock au sens strict, c’est-à-dire un actif susceptible de générer des revenus, sur lequel des investissements de productivité peuvent être réalisés, quantifiés, amortis – l’ensemble procédant d’un calcul purement rationnel où les agents économiques, individus et organisations, cherchent à maximiser leurs avantages respectifs. Dans l’entreprise, cela se traduit par une gestion du travail systématique via une instance spécifique (service du personnel, RH...), dont le rôle consiste à veiller sur la rentabilité des investissements réalisés. On connaît la chanson...
 
Cette vision du travail humain a été élaborée dans le contexte d’après-guerre autour des recherches de deux économistes américains: Theodor Schultz et Gary Becker. Si la notion de capital humain repose sur la conviction que tout investissement susceptible d’améliorer le niveau de formation d’un individu augmente sa productivité, et par conséquent ses revenus futurs, elle constitue avant tout une posture intellectuelle, revendiquée par Becker comme une forme d’impérialisme économique. Pour le dire plus clairement: l’application – et la prééminence – des outils de la science économique sur des sujets «non économiques».
 
Le capital humain ne fait donc sens que comme modèle analytique; un modèle ancré dans les débats de la théorie économique contemporaine. Il ne fallait pas prendre cela pour argent comptant!
 
Le concept, pour la discipline RH qui se formalise petit à petit dans la seconde partie du 20ème siècle, constitue toutefois une vraie aubaine. Les applications – et les réinterprétations simplistes – dès lors commencent à fuser: ici et là, le capital humain est brandi comme totem de modernité, symbole de la rupture avec l’image administrative qui collait historiquement à la profession. Aujourd’hui encore, il a ses apôtres, tel Didier Houth qui célèbre déjà le jour de grand-messe où «le Directeur du Capital Humain remplacera le Directeur des Ressources Humaines» (voir son article dans Les Echos du 3 avril 2012). Il faut résolument mieux se distraire de ce tissu d’inepties plutôt que d’en pleurer.
 
«Le capital humain? Après une journée de labeur, il range ses affaires et rentre à la maison...». Une boutade avec laquelle ironisait un éminent DRH de la place; je continue de m’en délecter. Entrevoir le travail humain comme le strict réceptacle d’investissements de productivité est bien évidemment réducteur et risible. Ce qu’il y a de triste, c’est que cette conception continue d’irriguer de nombreux départements RH, qui s’échinent à vouloir mettre sur pied des dispositifs plus ou moins sophistiqués de valorisation du travail humain-stock. A cet égard, il faut décerner une palme à la fameuse Gestion des compétences, reine inégalée des tartes à la crème RH: souvent un gouffre financier mais qui, en toute vraisemblance, doit faire joli dans la carte des joujoux dont peut se targuer un DRH...
 
J’ai la conviction que la relative crise d’identité et de légitimité que traverse aujourd’hui la profession procède très précisément d’un trop plein de ces dispositifs. Parce qu’ils reposent sur un présupposé erroné, le capital humain, mais surtout parce qu’ils déshumanisent les organisations, en intermédiant et en bureaucratisant les rapports entre les femmes et les hommes qui les composent.
 
A une heure où l’interrogation porte sur la reconfiguration et l’avenir de la fonction RH, il me paraît urgent de renoncer au mot même qui matérialise cet héritage du passé: l’idée de «ressources». A bon entendeur: l’impulsion ne doit-elle pas venir des DRH en premier lieu?
 
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Raphaël Bennour, ancien cadre RH d’une grande banque privée de la place genevoise, dirige le groupe CAVEA (en­ seignes Rhônalia et Vinograf, actives dans la distribution de vins et spiritueux haut de gamme) qu'il a co­créé en 2009. Consultant indépendant depuis 2016, il accompagne aussi les entreprises du secteur bancaire dans les défis actuels de la filière (digitalisation, marketing de l'offre, conduite du changement).

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