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Entreprises, révélez vos modèles mentaux pour ne plus les subir

Dans un environnement en mutation, prédire l’avenir devient très difficile, voire impossible. Une organisation agile cherchera plutôt à mettre en lumière les modèles mentaux de l’entreprise et de les transformer. Ce travail de longue haleine va créer des espaces d’innovation et favorisera l’épanouissement personnel et commun.

«Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir», écrivait Pierre Dac. Face aux environnements volatils, incertains, complexes et ambigus – le fameux cadre VUCA – la question de l’anticipation stratégique se pose avec acuité. Pourtant, bien que les entreprises aient tout intérêt à anticiper l’avenir, elles rencontrent souvent de grandes difficultés à le faire. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette difficulté à se projeter: surcharge opérationnelle («le nez dans le guidon»), erreurs de prévision, biais cognitifs, difficulté à constituer et à prioriser des scénarii crédibles et engageants, événements rares et imprévus (théorie du cygne noir).

L’illusion de la prédiction

Face à ces limites, certains chercheurs et praticiens suggèrent qu’il est illusoire de chercher à prédire précisément l’avenir. Mieux vaut développer des dispositions structurelles et culturelles permettant à l’organisation de s’adapter rapidement et profondément aux mutations de son environnement. Cette vision rejoint le paradigme de l’entreprise agile, fondée sur la résilience, la capacité d’apprentissage, ainsi que sur une culture de l’expérimentation.

Cependant, une culture favorable à l’adaptation rapide ne se décrète pas. Paradoxalement, l’injonction «soyez agiles» faite aux entreprises les crispe plus souvent qu’elle ne les assouplit, car elle se heurte aux processus, prescriptions et décisions persistant à son encontre. Cela explique le scepticisme ambiant face à la notion d’agilité, message perçu comme creux et exagérément démultiplié par l’engouement qu’il suscite.

Agir sur les freins invisibles

C’est pourquoi, il est nécessaire d’agir sur les freins invisibles à l’intérieur de l’organisation. Parmi ceux-ci, les modèles mentaux – ces cadres implicites par lesquels les individus interprètent le monde – constituent un enjeu central. Les modèles mentaux se façonnent de croyances, opinions et interprétations. Ils fondent les comportements: les individus s’appuyant sur ces représentations internes et personnelles de la réalité extérieure pour interagir avec le monde qui les entoure, raisonner et prendre des décisions. Si les modèles mentaux sont d’abord individuels, le courant de la culture d’entreprise a montré qu’il existe également des modèles mentaux partagés au sein des groupes, qui se déclinent à travers des croyances et des valeurs collectives. Ces modèles se sont fabriqués au fil de l’histoire de l’entreprise, s’imprègnent dans sa culture et sont à la source de ses succès passés.

Un exemple helvétique

Prenons l’exemple très helvétique d’une entreprise qui entretiendrait une culture du compromis, avec l’idée qu’il favorise l’adhésion. Le comité de direction, imprégné de cette croyance selon laquelle le compromis est désiré de tous, aura de la peine à se positionner clairement et à trancher, ce qui produit une insatisfaction globale vis-à-vis des décisions prises, perçues comme des arbitrages médiocres. Cette culture supposée susciter l’adhésion et soutenir une intention d’agilité va en réalité rigidifier le système et alimenter les crispations. Les croyances liées à la désirabilité des compromis devraient ainsi être remises en question, puisqu’elles produisent en réalité l’effet inverse. Ces schémas invisibles, s’ils ne sont pas interrogés, restreignent la marge de manœuvre de l’entreprise, limitent l’innovation et renforcent les routines obsolètes. Cette approche encourage une posture proactive et adaptable, en phase avec la remise en question des modèles mentaux établis.

Transformer une culture prend du temps

L’aphorisme de Peter Drucker: «La culture mange la stratégie au petit déjeuner», pourrait être exprimée ainsi: une stratégie, même excellente, a peu de chances d’être appliquée si la culture d’entreprise ne suit pas». Cela s’inscrit dans le débat scientifique sur la possibilité de transformer la culture, et les mises en garde académiques sur le fait qu’il s’agit a minima d’un processus long qui nécessite un engagement très fort des dirigeants. 

La difficulté de l’exercice n’engage pourtant ni son efficacité, ni son réalisme. Philippe Silberzahn et Béatrice Rousset pro- posent ainsi une approche pour réinterroger et favoriser la transformation des modèles mentaux. Cela suppose de les révéler, de proposer puis tester des modèles alternatifs et enfin de les ajuster de manière continue. Une pratique régulière de cette démarche est naturellement indispensable pour obtenir un résultat. Il s’agit de construire une nouvelle posture commune, passant par l’acceptation du doute, la mise en débat des certitudes, le questionnement permanent des croyances et la co-construction de récits prospectifs libérateurs.

Rendre visible l’invisible

La première étape est de faire émerger les modèles mentaux, afin de les rendre actionnables. Il s’agit pour cela de les révéler – c’est-à-dire les détecter et les nommer (dans la langue, les récits, les lieux...). Le simple fait de montrer que ce qui est envisagé comme un fait ou une vérité absolue au sein d’un groupe, est en réalité un modèle mental susceptible d’être questionné, a une valeur de remise en question très forte. Il s’agit, ensuite de les questionner, ce qui conduit à réinventer les relations interpersonnelles en entreprise. En effet, ce travail de conscientisation est à la fois une responsabilité personnelle (modèles mentaux individuels) et un levier de transformation durable (modèles mentaux collectifs). Au final, retrouver sa propre singularité crée des espaces d’innovation et favorise l’épanouissement personnel et commun. Une fois les modèles identifiés, mis en lumière et questionnés, il devient possible de pratiquer une certaine forme de discipline managériale au service du changement, passant par l’actualisation continue des modèles mentaux.

Les apports facilitateurs de l’IA

Ces étapes de «révélation», de conscientisation et de questionnement des modèles mentaux peuvent faire l’objet d’un accompagnement structuré, rendu plus aisé et plus profond par les apports facilitateurs de l’IA: identifier des «patterns» dans des récits collectifs ou soutenir une action de storytelling fait partie des tâches dont ces nouveaux outils s’acquittent avec aisance. Cela permet d’arriver plus rapidement au cœur des modèles mentaux et d’en donner une représentation facilitant la conscientisation. Cela fait, il est intéressant de bénéficier d’espaces de dialogue, permettant d’aborder la participation des modèles mentaux individuels à la construction du récit collectif. La mise en place et la gestion de ces espaces se fait plus facilement avec un accompagnement structuré. Bien qu’une démarche accompagnée soit une voie plus sûre vers une transformation profonde et durable, il reste toujours possible aux entreprises d’instaurer par elles-mêmes une culture d’apprentissage continu, en facilitant la pensée critique, en pratiquant les feedbacks structurés ou en utilisant des outils de diagnostic des modes de pensée.

Libérer la pensée stratégique

En combinant ces outils et approches, les entreprises peuvent mieux comprendre les schémas de pensée qui guident leurs actions et ainsi favoriser une culture organisationnelle plus agile et résiliente. Faire émerger et questionner ces modèles mentaux permettrait ainsi de désengorger les mécanismes décisionnels, de libérer la pensée stratégique et de renforcer la capacité adaptative de l’entreprise, tout en favorisant l’expression de soi et la créativité personnelle, ce qui contribue également à une certaine forme d’épanouissement individuel et collectif.

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Texte: Silna Borter

HEIG-VD, HES-SO

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Céline Desmarais est Professeure et co-Directrice du MAS Développement Humain dans les Organisations, HEIG-VD.
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Bruno Patricio est collaborateur scientifique à la HEIG-VD et responsable de la gestion du changement à la Ville d'Yverdon-les-Bains.

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