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La data literacy, nouveau challenge pour les RH

La littératie des données, soit la capacité à interpréter des masses d'informations en fonction de leur contexte, sera la compétence professionnelle la plus demandée d'ici 2030, prédisent certains analystes.

«On peut faire dire ce qu’on veut aux chiffres!» Ce dicton prend un sens particulier avec le développement des nouvelles technologies de la communication et de l’information. Comment démêler le vrai du faux dans une société victime d’infobésité? Utiliser l’intelligence artificielle pour traiter les données, c’est bien. Acquérir les compétences nécessaires pour savoir les interpréter, c’est mieux. Voilà le défi que la data literacy, ou littératie des données, nous propose de relever.

Curiosité et sens critique

Que recouvre exactement cette expression? Selon l’institut Gartner, spécialisé dans le conseil et la recherche dans le domaine des techniques avancées, il s’agit de «la capacité à interpréter et à utiliser des données en les replaçant dans leur contexte au sens large, ce qui inclut la compréhension des sources et la façon dont les données ont été recueillies et construites». Une autre définition provenant du Massachusetts Institute of Technology (MIT) considère la data literacy comme la capacité à identifier, à collecter, à vérifier, à analyser et à produire des données en déterminant leurs utilisations possibles. Interrogé par téléphone, l’expert en statistiques Diego Kuonen, professeur à la Faculté d’économie et de management de l’Université de Genève, explique: «Pour dire les choses simplement, l’enjeu consiste à renouer avec une curiosité et un sens critique dont nous avons tous su faire preuve. Les enfants, qui demandent souvent aux adultes «Pourquoi?» en fournissent la preuve.» Au sens de la littératie des données, trois questions sont essentielles: «Quoi?», «Pourquoi?» et «Quel est le contexte?»

75% des employés pas à l’aise

Or, selon une récente étude de l’institut Forrester Research, seules 50% des décisions prises par les entreprises sont fondées sur une interprétation critique des données. «Il existe encore une importante méconnaissance de la valeur que peut apporter la data literacy», lit-on sur le site du cabinet DataValue. (1) Selon un communiqué diffusé le 23 mars 2022 par la société de conseil en business intelligence et data visualisation Qlik, aux Etats-Unis, la data literacy sera la compétence professionnelle la plus demandée d’ici 2030, en raison du recours croissant à l’intelligence artificielle (2). Président de DataValue Consulting, Abdelaziz Jouda estime qu’une entreprise peut augmenter son chiffre d’affaires de 2,4% à 9,4% en améliorant ses connaissances en data literacy.

En 2017 déjà, la revue Harvard Business Review révélait qu’un défaut de qualité du data management s’accompagnait d’une perte financière potentielle: une tâche décidée sur la base d’une donnée biaisée entraînerait un surcoût pouvant aller jusqu’à 100%. Selon une autre recherche effectuée en 2020 par la société de conseil Accenture, au moins 75% des employés ne sont pas à l’aise quand il s’agit de travailler une quantité importante d’informations. (3) Les lacunes en data literacy pourraient coûter aux entreprises jusqu’à cinq jours de productivité par année et par employé.

La compétence professionnelle de 2030

D’après le sondage Qlick diffusé en mars 2022, 58% des travailleurs pensent que l’approfondissement de leurs connaissances en data literacy pourrait les aider à rester compétitifs dans leur activité, étant donné l’essor de l’intelligence artificielle. (4) Plus de 20% sont d’avis que leur environnement professionnel s’orientera de plus en plus vers le management data. Les salariés interrogés dans le monde entier parlent d’un doublement de l’utilisation et de l’importance des données dans les prises de décisions au sein des entreprises. Parallèlement, 89% des dirigeants attendent des membres de leurs équipes qu’ils soient en mesure de justifier leurs décisions par des données. En fin de compte, tous les sondés s’accordent pour pronostiquer que la data literacy sera la compétence professionnelle la plus demandée d’ici 2030. Pour quelque 85% des cadres supérieurs, elle deviendra «aussi vitale que l’est aujourd’hui la capacité à utiliser un ordinateur». Dans cette perspective, 40% d’entre eux déclarent avoir l’intention d’engager un directeur de l’automatisation (Chief Automation Officer) dans les trois années à venir. Et cette proportion passe à 99% si l’on envisage un horizon à dix ans.

Pas que l’affaire des cadres sup

Mais attention, l’investissement ne doit pas se limiter au renforcement des compétences au niveau des cadres supérieurs: le personnel de première ligne a également besoin d’un accompagnement, déclare Elif Tutuk, membre fondatrice et vice-présidente Innovation & Design chez Qlik. Point intéressant, les patrons d’entreprise se disent prêts à offrir un salaire plus élevé – de 26% en moyenne – aux collaborateurs qui peuvent faire la démonstration de leurs habiletés en data literacy. Pour un employé français moyen, cela se traduirait par une augmentation salariale de 8250 euros par année! Néanmoins, l’opinion qui prévaut encore bien souvent dans les entreprises est que l’acquisition du savoir nécessaire incombe à chaque individu.

12% des RRH seraient concernés

Lorsque les entreprises se décident à proposer des formations internes en data literacy, elles impliquent surtout les collaborateurs affectés à des postes liés à la gestion des données (58%), comme les analystes et les data scientists. Une sur dix sollicite également les collaborateurs occupant d’autres fonctions, comme les RH (12%), les finances (11%) ou encore le marketing (10%), alors que la majorité du personnel déclare ressentir la nécessité de se perfectionner en littératie des données. Dans les faits, entre 64 et 78% des salariés puisent dans leur temps libre et leur porte-monnaie pour combler leurs déficits, en y consacrant en moyenne sept heures par mois et l’équivalent de 2800 dollars par année.

Roadmap data

Pour Abdelaziz Jouda, la première étape consiste à établir une roadmap data pour identifier et hiérarchiser les besoins en termes de gestion des données. «Il revient à la direction et aux RH de mettre en place une communication interne pour sensibiliser les équipes au fait qu’il est plus rationnel de prendre des décisions en se fondant sur des données plutôt qu’en suivant une intuition. Certains top managers ou décideurs peuvent encore ne pas reconnaître que la disponibilité, la qualité des données et la pertinence des analyses ont pour vocation d’être un moteur de création de valeur.» Seconde étape: mettre en place un plan d’évaluation de la data literacy des équipes, par exemple au moyen d’un questionnaire. «Il est recommandé d’effectuer cette évaluation lors du processus de recrutement, afin de pouvoir pondérer les compétences attendues en fonction des objectifs stratégiques de la direction.» La dernière phase se matérialise par un plan de formation ou d’apprentissage étendu à l’ensemble du personnel, de manière à permettre à tout le monde d’assumer éventuellement davantage de responsabilités en matière de traitement et d’analyse de données. «Bien sûr, un tel plan ne peut être déployé à court terme et la mise en place d’un suivi est nécessaire pour mesurer la montée en compétences des effectifs.»

Le Conseil national s’en mêle

Qu’en est-il des entreprises suisses? Nous n’en avons pas trouvé qui revendique expressément le recours à la data literacy pour ses décisions stratégiques. Cela dit, une motion réclamant l’ancrage et la promotion de cette forme de lettrisme dans le secteur de la santé a été acceptée à la mi-mai 2022 par le Conseil national, à une majorité de voix de 74,8%. (5) Le texte demande que des mesures soient également prises pour améliorer les compétences de la population générale en la matière. En janvier 2021 déjà, les auteurs avaient lancé dans le Bulletin des médecins suisses un appel demandant la reconnaissance de la littératie des données «en tant que base pour prendre des décisions appropriées».

Une formation à l’UNIL

En attendant, une formation spécifique, accessible au grand public, a été mise en place à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne (UNIL), en collaboration avec la Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEP Vaud). (6) Au programme: une introduction aux approches statistiques de base, aux méthodes d’extraction, d’exploitation, de transformation et de couplage des données, et aux techniques de prises de décisions fondées sur les données, notamment.

Pour aller plus loin 

Tutoriel sur la littératie des données développé pour le Pier Institute de l’Université de Yale: 11_DATA LITERACY.pdf (yale.edu)

(1) https://datavalue-consulting.com/gouvernance-donnees-data-literacy/

(2) www.decideo.fr/La-Data-Literacy-sera-la-competence-la-plus-demandee-d-ici-2030-en-raison-de-la-transformation-des-environnements-de_a12589.html

(3) https://www.accenture.com/_acnmedia/PDF-115/Accenture-Human-Impact-Data-Literacy-Latest.pdf

(4) www.decideo.fr/La-Data-Literacy-sera-la-competence-la-plus-demandee-d-ici-2030-en-raison-de-la-transformation-des-environnements-de_a12589.html

(5) https://bullmed.ch/article/doi/saez.2022.20754

(6) https://www.formation-continue-unil-epfl.ch/formation/litteratie-donnees-ere-numerique/

 

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Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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