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La paix du travail en Suisse, bientôt un souvenir?

Le mois d’octobre sera chaud sur le terrain des discussions entre le patronat et les syndicats. Des grèves sont annoncées dans le domaine de la construction. Et l’affrontement chez Swissmetal a laissé des cicatrices. Alors, la paix du travail, en danger? L’économiste Stéphane Garelli et le syndicaliste Christian Levrat répondent.

La paix du travail va-t-elle exploser en Suisse? Ces dernières années, plusieurs luttes syndicales ont animé le débat public suisse et frappé la population par une dureté qu’on ne connaissait pas dans le pays. Le plus significatif de ces conflits s’est déroulé dans le Jura bernois, à Reconvilier, lorsque la direction de Swissmetal et les syndicats se sont heurtés avec une rare violence dans l’affaire de «la Boillat», fleuron jurassien de la fonderie (voir encadré).

Le pire est à attendre, aujourd’hui, dans le domaine de la construction où une grève générale n’est pas exclue. La faute aux syndicats? Il y a quelques mois, dans le «Tages-Anzeiger», le président de la Société Suisse des Entrepreneurs (SSE), Werner Messmer le pensait à haute voix et appelait les syndicats à adopter une attitude différente dans le cadre du partenariat social. Il appelait à un changement de mentalité pour ne pas mettre en échec le dialogue.

Les syndicats n’en pensent pas moins. La dénonciation de la Convention nationale de la construction par la SSE a provoqué un tollé. «L’Evénement syndical» faisant part de cette dénonciation titrait: «Condition de travail et paix sociale en danger.» Dans les termes de l’article, le ton n’est pas plus apaisé: la dénonciation est jugée «illégale et irresponsable». Le journal l’annonce: «La lutte se prépare». Il ne fait pas de doute que, dans les mois à venir, le secteur de la construction sera le plus chaud sur le front des négociations entre syndicats et patronat. 

Pendant le mois de juin, en Suisse, plus de 4000 employés de la construction ont bloqué des dizaines de chantiers. Et on ne va pas vers l’apaisement. Les syndicats Unia et Syna savent qu’ils vont au-devant d’un conflit de longue durée et n’hésiteront pas à mener des grèves sectorielles, voire une grève générale.

Là où le bât blesse, pour les syndicats? «Une méthode extrêmement brutale de négocier», selon les termes de «L’Evénement syndical». Et c’est cette nouvelle brutalité – menace de grève générale, ruptures des négociations – qui frappe dans le paysage suisse du travail. D’un côté, des décisions patronales perçues par les syndicats comme agressives et arrogantes; de l’autre, un recours à la grève commenté par le patronat comme un refus de s’adapter aux nouvelles conditions du marché. 

Les milieux patronaux et économiques n’hésitent pas à dire des syndicats qu’ils analysent l’économie d’aujourd’hui avec les concepts d’un autre âge. L’une des voies qu’on écoute en Suisse romande dans l’analyse économique, Stéphane Garelli, professeur d’économie à l’International Institute for Management Development (IMD) de Lausanne et à l’Université de Lausanne va dans ce sens: «Le langage des syndicats est resté très proche de celui du début du XXe siècle. Je pense qu’ils doivent le réinventer.» Quant à une paix du travail en danger, il n’y croit pas: «C’est vrai, les relations de travail ont changé, il y a plus d’agressivité dans les revendications et on recourt plus souvent au droit de grève ces derniers temps, à l’image de ce qui s’est passé dans le cas de Swissmetal. Mais on est encore loin des conflits qui se déroulent dans d’autres pays européens, en Angleterre par exemple.» 

Autre son de cloche chez Christian Levrat, le bouillant et brillant conseiller national socialiste et directeur du syndicat de la communication qui a déjà plus d’une fois montré sa détermination dans les négociations qu’il a menées. Octobre est toujours un mois chaud dans les négociations salariales. On peut donc se demander si l’on se trouve encore une fois dans l’éternelle «guéguerre» qui précède les négociations salariales. Christian Levrat analyse différemment la situation: «Non, ce n’est pas le «cirque traditionnel annuel» du domaine de la construction, nous sommes aujourd’hui dans une crise grave du partenariat social. Une partie du patronat et du monde politique veut tout simplement en finir avec les syndicats.» Pour Christian Levrat, si la paix du travail n’est pas encore en danger, «elle est en tout cas sous pression». Les raisons: «Il y a une idéologisation de plus en plus forte des associations patronales et des entreprises sous l’effet de la concurrence internationale, de la libéralisation et de la globalisation.»

La situation financière des Suisses est également au cœur du débat. Pour les négociations salariales de cette année, l’une des grandes questions est celle de la répartition de la croissance. Pour Stéphane Garelli, «la croissance est bien répartie en Suisse, à preuve, 80 pour cent de la population se considère comme faisant partie de la classe moyenne et est contente de sa situation matérielle. Si les riches s’enrichissent rapidement», c’est tant mieux, «car la richesse est dépensée en Suisse et ça tire les gens vers le haut. Il n’y a pas de problème de répartition de la richesse dans le pays. C’est un argument qui relève du vocabulaire du passé et qui fait partie des stratégies de combat des syndicats».
Quand on compare l’analyse de Stéphane Garelli, représentative de celle des partis bourgeois, des milieux économiques et des associations patronales, avec celle de Christian

Levrat, on est en droit d’être inquiet pour le dialogue social. Car, si pour les uns, c’est un discours du passé, pour les autres, c’est un problème brûlant de l’époque. Et on peut douter de la capacité des camps, qui pensent vivre dans deux âges différents, de s’entendre. Au passage, l’argument des milieux de droite – les syndicats en retard d’une guerre – est un peu cousu de fil blanc. 

L’analyse de Christian Levrat sur la répartition des richesses: «Les chiffres sont clairs. De-puis 2004, la croissance a été de 6,4 pour cent et l’augmentation des salaires réels de 0,1 pour cent. Ce sont donc les actionnaires et les managers qui touchent les bénéfices de la croissance. Ce conflit de répartition de la richesse est au cœur du problème et il est de plus en plus vif. C’est d’autant plus choquant que, parallèlement à l’explosion des revenus des uns, la précarité se développe pour les autres à travers le travail temporaire, le temps partiel non désiré, le travail à l’appel.»

On n’est donc pas sorti de l’auberge. D’autant que la confiance entre les partenaires est sapée. Du côté des syndicats, il ne fait aucun doute que l’attaque contre la convention natio-nale de la construction a pour but d’affaiblir le syndicat Unia. Et à terme, d’affaiblir tout simplement le syndicalisme. 

On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas parce que les syndicats se sont affaiblis que le conflit s’est envenimé. Le nombre de syndiqués est relativement stable en Suisse (voir tableau). Mais le profil des syndiqués est en train de changer et c’est un défi important pour les syndicats. 

C’est l’un des seuls points sur lesquels sont d’accord Christian Levrat et Stéphane Garelli: les syndicats doivent se renouveler. Stéphane Garelli remarque: «Le défi des syndicats aujourd’hui est de devenir des syndicats d’employés plutôt que des syndicats d’ouvriers, ils doivent passer des cols bleus aux cols blancs et c’est un grand défi, car il n’y a pas de tradition de syndicalisme dans les cols blancs.» Christian Levrat va dans le même sens: «Aujourd’hui, c’est sûr, les syndicats doivent s’implanter dans d’autres secteurs comme celui du commerce, de la communication ou du travail temporaire.»

Dans tous ces débats entre syndicats et patronat dans le domaine de la construction, il existe également des enjeux politiques majeurs comme celui de l’application des mesures d’accompagnement liés à la libre circulation des personnes. «L’Evénement syndical» résume bien la question en citant un communiqué d’Unia: «Sans CCT étendue fixant des salaires minimaux obligatoires, la porte est grande ouverte au dumping salarial et social. Si la protection qu’offre la convention tombe, cette branche va entrer dans une spirale de sous-enchère.» Les syndicats voient dans cette attitude patronale une tentative de faire tout simplement tomber les mesures d’accompagnement.

Si la paix du travail n’est pas directement en danger, c’est tout de même une partie de l’avenir du partenariat social qui se joue cette année. Car le reproche central des syndicats au patronat est assez fondamental: le patronat dénonce les conventions collectives de travail lorsqu’il ne peut pas obtenir les exigences maximales qu’il se fixe. On est loin du partenariat social. Ce qui fait dire à Christian Levrat: «La paix du travail n’est pas une construction mythique. Si le patronat dénonce les conventions, les syndicats durciront bien sûr le ton.»

Les intervenants

 

 

 

Stéphane Garelli, professeur d'économie à l'International Institute for Management Development (IMD) de Lausanne et à l'Université de Lausanne.

Les intervenants

 

 

 

Christian Levrat, directeur du syndicat de la communication et conseiller national socialiste fribourgeois.

 

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