L'agilité organisationnelle: solution miracle ou poudre de perlimpinpin corporate?
L'agilité est partout. On la brandit comme une baguette magique pour conjurer les incertitudes du monde. Méthode, culture, mantra ou sortilège de consultant, elle promet monts et merveilles. Mais plus elle se répand, plus elle agace: et si l'agilité n'était qu'un nouvel avatar du «bullshit managérial»?

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L’agilité organisationnelle est un modèle d’organisation qui ambitionne de développer la réactivité dans l’organisation, en s’appuyant sur l’intelligence collective et l’autonomie des collaborateurs. Tout ça pour créer une valeur globale (c’est-à-dire qui dépasse les dimensions purement financières) et mieux répondre aux besoins des parties prenantes. Derrière cette grande définition, on trouve une grande variété d’approches et de pratiques, du projet un peu plus souple à l’entreprise convertie à l’holacratie, en passant par différents programmes promouvant le management participatif et l’intelligence collective.
Ces approches sont une réponse à l’incertitude croissante et à la volatilité de l’environnement économique et social des organisations. Et ça marche! Enfin, souvent. Quand elle est bien menée, l’agilité augmente la performance, l’innovation, la satisfaction client, l’engagement, et réduit le turn-over et l’absentéisme. Sauf que dans la vraie vie, la plupart des organisations savent qu’il faudrait être agile, sans trop savoir par quoi commencer et comment avancer. Ce flou artistique ouvre une autoroute à la critique.
Critiquer le management: le bon filon qui ne s’épuise jamais
En effet, s’en prendre aux nouvelles pratiques de management est devenu un sport international. Des auteurs plus ou moins inspirés s’amusent à flinguer les modes managériales avec des mots bien sentis: «bullshit», «absurde», «délire». Ils dénoncent une prolifération de discours managériaux déconnectés des réalités du terrain, générateurs d’attentes irréalistes et de pratiques absurdes.
Et ces bouquins cartonnent! Parce qu’ils offrent une soupape à tous ceux qui saturent de réunions inutiles et d’indicateurs en cascade! Parce qu’ils disent tout haut ce que les salariés ruminent en silence entre deux Teams. Épuisement, perte de sens, écœurement écologique et éthique... On nage en pleine dissonance cognitive. Et ces critiques deviennent des exutoires pour les gens qui n’en peuvent plus de faire semblant de croire à la magie des post-its et qui ont le sentiment d’être un pion dans une boîte à cases.
On peut ajouter à ça la logique toxique des réseaux sociaux. Le marché de l’attention se caractérise par une compétition intense pour capter et conserver l'attention des individus. Cela favorise alors les discours radicaux et simplificateurs: plus tu hurles, plus tu es visible. Alors qu’inversement les nuances et la pondération se noient dans le bruit.
Des critiques parfois légitimes: les angles morts de l’agilité
Ces critiques sont exacerbées par l’économie de l’attention mais elles ne sortent pas de nulle part. Plusieurs facteurs les expliquent. Tout d’abord le fait que ce vocable d’agilité regroupe une grande diversité de pratiques. Pour réellement transformer les choses dans une organisation, il faut s’attaquer à plusieurs chantiers: gouvernance, stratégie, culture, dimensions opérationnelles... Les pratiques de l’agilité sont en conséquence multiples, fragmentées, parfois contradictoires. Alors forcément, il y a des contradictions, des erreurs, des dérives... comme pour tout modèle d’organisation ou toute pratique de management, surtout complexes.
Ensuite, parce que l’agilité est souvent détournée de son sens initial. Elle devient alors une injonction de plus, le nouvel habit de la course toujours plus délétère vers une performance quantitative. Dans le monde merveilleux du management 4.0, être agile est interprété par ceux que ça arrange comme une nouvelle invitation à bosser plus, plus vite, avec moins de moyens, mais toujours avec le sourire. Un joli glissement vers l’hypocri- sie organisationnelle: on fait semblant d’écouter, on affiche des valeurs, et derrière, on envoie les mails «URGENT» à 22h47. On remplace «performant» par «agile», et on recommence à presser le citron. Alors pas étonnant que beaucoup de collaborateurs soient allergiques à ce concept.
Et puis, il y a les entreprises qui plaquent mécaniquement l’agilité sans chercher à l’incarner en profondeur. Certains acteurs du marché du conseil contribuent à ces dérives en transformant l’agilité en recettes simples déclinées en produits clés en main: certifications, méthodologies figées, modèles standardisés, bien éloignés de l’esprit d’expérimentation initial. Comme si répéter «sprint», «scrum» et «stand-up» en boucle suffisait à transformer une bureaucratie en start up. Même les signataires du manifeste agile se lamentent dans la presse en voyant ce qu’on a fait de leur bébé. Martin Fowler, par exemple, l’un des signataires, dénonce le phénomène du «Dark Agile», quand l'agilité affichée n'est qu'une façade, s’appuyant sur des outils, mais ignorant les valeurs et principes du manifeste.
Enfin, 70% des transformations échouent à atteindre leurs objectifs. Et toutes les recherches menées depuis les années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui confirment ce chiffre. Pas étonnant alors que de nombreuses personnes jugent que les transformations en question sont du pipeau!
Accepter la complexité plutôt que la fuir: une agilité incarnée et contextualisée
Le vrai problème, c’est que le management déteste la complexité. Il veut des solutions simples à des problèmes compliqués.
Sauf que les organisations humaines ne sont pas des tableaux Excel. Elles sont mouvantes, hétérogènes et fondamentalement imprévisibles.
Face à ça, l’agilité ne devrait pas être une méthode miracle, mais une posture. C’est un art de vivre avec le flou, l’incertitude, l’ambiguïté et la contradiction. C’est une discipline qui rappelle de tester, d’évaluer, d’adapter, d’écouter, bref, de faire preuve d’un minimum d’intelligence collective. C’est un rappel d’accepter de penser, de douter, de ne pas fuir ce qui peut être difficile ou exigeant.
Alors oui, l’agilité ça marche. Ça marche si on la traite comme autre chose qu’un vernis managérial. Ça marche si on cesse de faire semblant, de vendre des recettes toutes faites. Ça marche si on a le courage de vraiment regarder la complexité en face.
Cet article reprend la thématique de la conférence 2024 présentée à Lausanne le 12 septembre 2024 dans le cadre des activités de la FABLAG.