La chronique

Le Talent

C’est adolescent, lors d’un banal cours de littérature, que je fis une première expérience remarquable du talent authentique. Et de son contraire. Nous lisions paisiblement un poème, aussi simple que léger et fluide. Libérant soudain mes perceptions et m’emportant vers un monde lumineux, avec une tendre puissance, il m’enveloppa d’une douce euphorie, née d’un merveilleux supplément d’âme.

Insensible à ce charme, la professeure entreprit alors une explication de cette œuvre. Armée d’un scalpel grammatical acéré et de l’ersatz d’une pensée, systémique, elle lamina ce texte émerveillant à coups de polysyndète, d’oxymore, de litote, d’allitération et d’anaphore... En peu de temps, le poème gisait là, éventré, exsangue, désarticulé, sans âme, vidé de la vie que lui avait donné son auteur.

Cette aventure me fit comprendre l’exacte valeur du vrai talent. Celui d’un maître-queue, qui associe saveurs et matières pour créer un unique festival de goût, d’odeurs et de couleurs, dans une heureuse fusion sans confusion. Celui du chef d’orchestre qui, des contraintes du solfège et de l’antagonisme des instruments, tire pourtant une envoûtante harmonie, miraculeusement simple et belle. Celui de l’ébéniste qui, de par l’amoureux respect de ses matériaux et l’astucieuse patience de son travail, contourne avec élégance les nœuds et les torsions intimes des bois qu’il transforme, pour en sublimer la chaleur et les couleurs.

Le talent véritable ne s’arrête pas là. Certains enseignants, par l’amour qu’ils donnent à leurs élèves de leurs sujets possiblement rébarbatifs; certains médecins, par les inventions qu’ils s’autorisent, simplifiant traitements, soins et convalescences; certains managers ou dirigeants encore, par l’enthousiasme, l’adhésion ou l’engagement, cette énergie collective qu’ils savent créer, sans blesser personne; tous démontrent que le vrai talent, impermanent mais toujours renouvelé, est possiblement universel.

Sans quitter l’art, l’artisanat, les sciences ou l’éducation, le talent se pense désormais souverainement au service de l’économie rationnelle et productive. La guerre des talents industrieux s’affiche donc désormais partout, aux quatre coins de notre monde circulaire, entreprise tout azimut, sur tous les continents. D’innombrables chasseurs, du haut d’une palombière, enfouis dans un gabion, à l’affût, armés de filets ou de pièges, s’affairent à traquer, pour les capturer ou les retenir, chaque éventuel talent, de tout poil, plume ou écaille... Sur la base de CV trompeurs ou d’expériences tronquées, suréquipés mais mal informés, nos pisteurs se méprennent souvent et confondent les talents d’élevages – relâchés à chaque saison, dès qu’ils ne savent plus que répéter ce qu’on leur apprend – avec les vrais, naturels.

L’authentique talent s’affirme en ce qu’il n’a aucun besoin de diplôme, de recette, d’expertise, de processus ni d’équation. S’il ne cesse d’apprendre, il ne se laisse endoctriner d’aucune croyance prémâchée, telle que ses hautes études auraient pu vouloir lui imposer. Étranger à toute catégorie sclérosante ou toute arrogante expertise, il suit librement ses intuitions et travaille avec acharnement à les expérimenter, avec autant d’humilité, d’agilité que d’audace. Sa pensée autonome, irréductible aux archétypes, leçons, processus, définitions, principes, normes et règlements, est par essence inventive et originale, libre et différente.

Le vrai talent se révèle dans l’invention simplifiante et l’innovation utile. Sans se laisser circonvenir, contraindre, réduire, définir, enfermer, ratatiner, juger, catégoriser ni normer...

Ce qu’aucun assesment ne saura jamais identifier, ce que nul test ne révèlera, ce que nul CV ne pourra déclarer, Albert Einstein l’observait: «Inventer, c’est penser à côté». Car c’est précisément ce qui caractérise le talent authentique: une pensée autonome et sa conséquence, la création utile et élégante, «à côté». Le talent, humble par nature, est donc aussi et par définition, indéfinissable!

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Xavier Camby est Directeur du cabinet Essentiel Management, qui forme les dirigeants à la gouvernance du futur, et auteur de «48 clés pour un management durable».
 
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