Portrait

L’engagée

Vous voulez davantage de bien-être au travail? Denise Medico nous propose pour cela de revisiter la question des genres en entreprise. Nous disons bien «genres» et pas «sexes»! Chercheuse, enseignante, psychothérapeute, mais surtout femme engagée, elle pourrait bien chatouiller certaines de vos convictions. 

«Être assigné à un genre, c’est comme être dans une prison!», commence-t-elle. À peine avions-nous eu le temps de saisir notre stylo que cette spécialiste de la question transgenre qu’elle faisait preuve d’alacrité d’esprit. À 44 ans, mère de deux enfants, elle cumule plusieurs emplois et engagements. Sa spécialisation dans la question transgenre est pour elle un moyen de creuser des questions plus générales sur les représentations du féminin et du masculin. En 2012, elle a été lauréate de l’Université de Lausanne pour son travail de thèse sur les personnes transgenres. Son deuxième ouvrage, «Repenser le genre et la sexualité», issu de sa recherche doctorale et de ses quinze années d’expérience de terrain comme clinicienne, paraîtra en 2016. Formée en Suisse et au Québec, cette chercheuse, enseignante et psychothérapeute a importé et lancé une approche clinique nouvelle en Suisse: la sexoanalyse.
 

Pour un baiser

L’histoire commence en Valais: «J’ai fait une maturité en économie au collège de l’Abbaye de Saint-Maurice. La gestion, la stratégie et la comptabilité s’imposaient pour moi comme des évidences, mais j’avais envie d’autre chose, je voulais comprendre comment l’humain pensait. Tout le monde faisait HEC, moi j’ai commencé en lettres, en philosophie, mais j’avais fondamentalement besoin d’un métier qui me permette d’appréhender les phénomènes humains. Je me suis inscrite en psychologie. Toutefois, mon cours préféré, c’était l’histoire des idées politiques.» Poussée par un besoin d’amplitude, de «faire un truc qui avait de l’intensité», comme elle dit, elle s’envole pour le Québec avec un objectif: un master en recherche en sexologie. Là-bas, parallèlement à ses études, elle se fait engager par un professeur en anthropologie qui lui confie un premier projet: analyser des rapports d’entrevues sur le thème du baiser. Cette étude aura un effet boule de neige – et même avalanche. Elle sera présentée à une conférence, repérée par un éditeur, puis par la télévision québécoise dans un talk-show.
 

Des sous-hommes

À la fin de son master, elle continue la recherche, enseigne, et réalise son premier stage en hôpital. Un électrochoc: «C’était intenable. Les personnes transgenre et transsexuelles étaient traitées comme si elles n’avaient pas la capacité de jugement. Elles consultaient les psychiatres et ils jugeaient de leur vie. Lorsqu’une personne déclarait: ‘Je vais mourir dans ma peau d’homme’, le psychiatre était capable de lui répondre: ‘Je ne suis pas convaincu, revenez dans deux ans.’ Là, j’ai compris qu’il y avait des hommes et des sous-hommes. J’ai aussi réalisé qu’il fallait repenser certaines notions qui paraissent stables, comme le genre. L’expérience trans revient à souligner l’expérience humaine au stabilo boss. Ces personnes expriment plus fortement ce que nous vivons tous. Nous sommes tous coincés par des attentes sociales, que ce soit à cause de notre âge, de notre couleur de peau, mais encore plus, à cause de notre sexe. Je vois des hommes souffrir, car leur obligation d’être masculin n’est pas seulement assortie d’avantages, mais également de contraintes.» Depuis ce moment-là, elle s’est attelée à repenser le genre. Pour elle, le chemin est dans l’acceptation de la diversité et de la personne que l’on est: «Quand on est un rond et qu’on s’aperçoit qu’on ne pourra pas rentrer dans un carré, il faut développer encore plus fortement que les autres des stratégies alternatives comme la fierté et l’amour de soi.»
 

Égoïstement altruiste

Elle revient en Suisse pour des raisons familiales, trouve un travail en clinique (en médecine de la reproduction) commence l’enseignement et forme d’autres thérapeutes à la sexoanalyse, qui est une théorie du fonctionnement psychique de la sexualité et de l’érotisme.
 
Elle se met à rédiger une thèse sur l’expérience de vie des personnes transgenres, où elle questionne la légitimité des classifications et la manière de faire de la psychiatrie dominante: «Ce qui m’intéressait, c’est que ces personnes se trouvent au confluent des questions sociales, politiques, corporelles et psychologiques. J’aime bien avoir une dose d’engagement. J’ai découvert un jour que j’avais la capacité de pouvoir parler pour ceux qui ne peuvent pas parler. Je suis égoïstement altruiste.» Nous entamons un débat sur l’altruisme dans notre société capitaliste. «Je pense que nous sommes des êtres sociaux et que nous n’existons qu’à travers le lien aux autres. Sans les autres, on s’étiole. Je trouve que l’on a surestimé l’individualisme à travers le capitalisme. Les gens qui ne vivent que pour eux-mêmes sont malheureux. Nous avons tous besoin de nous sentir aimables. C’est ce qui nous permet de ne pas déprimer. Je le vois en thérapie. Les patients déprimés ne se voient qu’eux-mêmes et cela les rend encore plus déprimés.»

Sexe ou genre?

Utiliser le mot genre n’est ni une coquetterie de langage, ni l’apanage des sexologues et des philosophes. Selon elle, le débat sur des genres en entreprise est plus que jamais d’actualité. Elle propose une alternative à la discussion classique qui oppose les genres: aborder le sujet de manière indirecte, en s’intéressant au rapport à la puissance et à la reconnaissance. Là, on touche au cœur des relations et du bien-être au travail! Elle explique: «Si c’est pour les confondre, cela ne sert à rien de différencier le genre et le sexe. Le genre, c’est la manière dont nous nous percevons nous-mêmes, en fonction des codes attribués à la catégorie à laquelle nous appartenons. Le sexe, c’est notre réalité somatique, et les deux ne se confondent pas totalement. La manière dont nous vivons notre genre n’est pas monolithique. Or, en entreprise, on pense toujours les différences en termes de sexe ou de particularités homme/femme. Il y a beaucoup d’enjeux sous-jacents, car le genre a un impact sur les processus interpersonnels. Il y a des personnes qui ne se sentent pas à l’aise dans le genre qui leur a été attribué et qui tentent désespérément de s’y conformer toute leur vie. On ne peut pas se forcer à être ce que l’on n’est pas: on y perd trop d’énergie.» Mais le genre n’est pas une question qui ne concerne que les minorités sexuelles, c’est au contraire une question qui parle à tout le monde et de tout le monde. «Il y a des manières d’affirmer un genre qui sont plus socialement adaptées et fructueuses que d’autres. Cela ne sert par exemple à rien qu’une femme essaie d’adopter des comportements masculins. Il ne faut pas lutter avec les armes de l’ennemi. De l’autre côté, la difficulté des hommes est d’assumer un statut imposé et de se montrer à la hauteur de ce qui est censé être la «masculinité». Moins un homme se sent puissant, plus il se doit d’écraser l’autre. À travers le genre, on touche à deux déterminants fondamentaux dans les relations: le besoin de reconnaissance et de puissance (affirmation de soi). Par manque de reconnaissance, une personne peut faire vivre un enfer à une autre. La question du genre est donc une question centrale du «mal-vivre», que ce soit dans le couple ou en entreprise. La puissance n’est pas nécessairement quelque chose de négatif lorsqu’elle est exprimée avec confiance et sérénité, c’est un facteur d’affirmation et de réussite à tous niveaux: social, relationnel et personnel.»
 

Mon travail, c’est moi

Et elle, comment vit-elle sa carrière? Elle ne fait pas de différence entre sa vie privée et sa profession – ce qui lui inspire une réflexion intéressante sur l’insatisfaction au travail et le burn-out: «Ce que je fais m’habite. Mon travail, c’est moi. Je pense que c’est une réalité pour tout le monde et que de là découlent passablement de cas d’épuisement professionnel. L’idée que le travail est quelque chose d’extérieur à nous est un mythe. Le travail, c’est ta vie, c’est comme ta famille ou tes amis, et si tu n’y crois pas ou plus, c’est un peu le sens de ta vie qui est affecté.» Son expérience de cheffe de service lui a aussi permis de comprendre comment l’impossibilité structurale du changement et les communications paradoxales dans les entreprises amenaient vers le burn-out.
 
La question de genre a directement influencé sa propre carrière: «Ce qui m’a freiné dans ma carrière, c’est la charge différentielle des enfants. C’est un handicap en termes de temps et d’énergie et pas uniquement financier. «Lorsque je pars en congrès ou que j’ai des réunions le soir, c’est compliqué avec les enfants. J’ai toujours un petit pincement au cœur; je me demande s’ils ne souffrent pas d’avoir une mère qui ne les attend pas avec une odeur de gâteau à la maison. Je plaisante, mais c’est un peu cela quand même. Il est difficile de se départir des clichés sur la bonne mère. La grande différence entre les hommes et les femmes sur ce point, c’est la culpabilité. Ce que j’entends dans mon cabinet de mes patients me le confirme. Les mères culpabilisent en permanence, mais les pères, rarement. Plutôt, ils se congratulent des moments qu’ils offrent à leurs enfants et ils ont souvent l’impression d’être de meilleurs pères que ne l’ont été les leurs. La responsabilité des enfants n’est pas répartie équitablement dans la société suisse: elle incombe plus largement aux femmes, qui le sentent bien.»
 
Son prochain défi sera de travailler sur les besoins des enfants et des adolescents transgenres. La situation a beaucoup changé depuis une dizaine d’années. La fondation Agnodice, avec laquelle elle travaille, reçoit de plus en plus de demandes de jeunes en souffrance ou en questionnement et très peu de moyens sont disponibles. Pourtant, ces jeunes sont à grand risque de suicide et de bullying (violence exercée par des pairs à l’école). «Cette question est complexe, mais l’avenir de ces jeunes mérite de sortir de l’invisibilité», insiste-t-elle.
 

 

Bio express

  • 1971: Naissance
  • 1996: Licence en psychologie de l’Université de Genève
  • 1999: Master en sexologie (Université de Québec à Montréal). Chargée de cours au département de sexologie
  • Dès 2002: Formatrice d’adultes en sexologie et en santé sexuelle (Université de Genève et Université Libre de Bruxelles, Hautes écoles de santé et du social, Instituts privés de thérapie). Cabinet privé et superviseuse dans des institutions et en individuel.
  • Dès 2008: Implication dans la fondation Agnodice
  • 2011: Doctorat en psychologie critique de la santé (Université de Lausanne), et diplôme en psychothérapie systémique
  • 2011-2015: Cheffe de service de la consultation de couple et de sexologie à Profa
  • Dès 2013: Chargée de cours à l’Université de Genève

 

 

commenter 0 commentaires HR Cosmos
Plus d'articles de Valérie Bauwens