Joseph E. Stiglitz - Actualité

«Les inégalités ont un effet désastreux sur le moral»

En marge du Swiss International Finance Forum (SIFF), où il est intervenu en mai dernier, le prix Nobel d’économie, Joseph E. Stiglitz, a accordé une interview à HR Today. Il évoque ici le rôle des rémunérations, explique pourquoi les femmes sont plus conservatrices et donne ses conseils aux responsables RH.

Monsieur Stiglitz, durant votre conférence, vous avez laissé entendre qu’une partie des problèmes du secteur financier sont liés aux rémunérations. Avec quelles conséquences pour un responsable RH?

Joseph E. Stiglitz: Les responsables RH devraient toujours avoir à l’œil les inégalités qui règnent dans leur organisation, peu importe le niveau hiérarchique. Et ils doivent être conscients des conséquences de ces inégalités sur leur entreprise. La répercussion majeure est un effet désastreux sur le moral des équipes. J’ai évoqué ce problème dans mon livre «The Price of Inequality». En particulier en rapport aux rémunérations versées en argent versus les rémunérations ou autres «fringe benefits» accordés aux employés sous d’autres formes. On n’imaginerait pas une seconde de payer un cardiologue avec des bonus liés à sa performance. Car un médecin effectue son travail avec une éthique et un engagement irréprochables, on appelle cela une conscience professionnelle. Personne ne penserait une seconde à corréler le travail d’un cardiologue à sa rétribution. Il faut donc analyser finement les effets d’une rémunération à la performance dans de nombreux autres secteurs.
 

Le secteur financier est-il particulièrement sensible à ce type de rémunération?

Je dirais plutôt que le secteur financier connaît toute une série de problèmes. Une partie de ces difficultés était liée à un système de bonus, versés à court terme, qui encourageait les banquiers à prendre beaucoup de risques. Notez que la situation aujourd’hui est encore loin d’être réglée. Le problème se situe dans la conception de ces rémunérations. Un système salarial qui cause des discriminations entre collaborateurs devrait être sanctionné. Un comportement risqué ou dangereux de la part d’un collaborateur – dont on se rendrait compte que deux, voire trois ans plus tard – devrait être assumé par ce même employé. Même si celui-ci a déjà quitté la société. Les entreprises prendraient l’habitude de provisionner une partie des bonus sur une période de cinq à dix ans et aussi de clairement communiquer aux collaborateurs qu’ils ne toucheront ces montants que si aucune irrégularité a pu être constatée sur la longue durée.
 

Le Swiss International Finance Forum accueille cette année Urs Rohner, président de conseil d’administration du Credit Suisse. La banque est pourtant dans le collimateur des autorités américaines (depuis cette interview, on sait que CS devra payer une amende de 2,34 milliards de francs). Malgré cela, la direction générale de l’établissement n’a pas changé. Qu’en pensez-vous?

Ce n’est pas l’entreprise mais bien les actionnaires qui paient les pots cassés. Et pendant ce temps, les responsables opérationnels sont rémunérés en bonus et privent donc la société de capitaux importants. C’est pourquoi il faut veiller à ce que ces managers encaissent leurs bonus après une longue procédure de contrôle.
 

Iriez-vous jusqu’à dire que le système actuel est un scandale?

(Pause). Oui, c’est bien cela. Ce n’est pas normal que ces managers n’assument pas les conséquences de leurs actes. Vous savez, la plupart des gens essaient simplement de faire de leur mieux. Ils sont en quelque sorte victimes d’un système. J’essaie simplement d’observer et de comprendre ce système. Et il y a en effet dans ces entreprises certains individus qui perdent le sens des réalités. Mais la plupart de ces managers ont une femme et des enfants. Ils ne sont pas prêts à annoncer à leurs enfants que tout l’argent qu’ils ont gagné, ils l’ont en réalité volé aux plus pauvres (Joseph Stiglitz fait référence ici au scandale des subprimes, ces crédits risqués accordés aux plus démunis, ndlr). Ils estiment être en règle avec leur conscience. Ils ne réfléchissent pas à toutes les conséquences de leurs actes.
 

Vous avez souligné durant votre exposé que ces comportements dangereux sont souvent signés par des hommes. Cela a provoqué plusieurs réactions dans le public. Estimez-vous vraiment que ces dérives du système sont majoritairement causées par des hommes?

Non, je ne l’exprimerais pas comme cela. Je voulais juste signaler qu’il existe plusieurs études qui montrent que les femmes ont un goût du risque moins prononcé. On pourrait même affirmer qu’elles sont plus conservatrices que nous les hommes. Les femmes sont sans doute plus sensibles aux conséquences de leurs actes. Et aussi aux conséquences morales. Il s’agit là peut-être d’une généralisation, mais il existe plusieurs études qui prouvent cette différence.
 

L’économie a-t-elle besoin de plus de morale?

Essayer de gagner un avantage sur le dos des plus pauvres est clairement un comportement immoral. C’est aussi pour cette raison que je me bats contre toutes les formes de discrimination. Ces comportements sont non seulement immoraux, ils sont aussi illégaux.
 

Pendant la présidence de Bill Clinton, vous avez été un de ses plus proches conseillers économiques. Comment se sent-on quand on a l’oreille des puissants?

Vous acceptez ce genre de mission car vous croyez sincèrement pouvoir changer certaines choses. Mais comme vous pouvez vous imaginer, il y a de très nombreux conseillers dans l’entourage du président. Ces personnes ont parfois d’autres buts que les vôtres. Prenons comme exemple la dérégulation du système financier. J’ai essayé de prévenir le président des dangers de ce modèle. Mais il y avait autant de voix qui disaient le contraire.
 

Avec le recul, pensez-vous que vous avez effectivement pu influencer certains événements?

Oui, je le crois. Mais il y a un très grand nombre de personnes qui essaient d’influencer le président. Il faut essayer de créer un climat favorable à vos idées. Un climat qui permet au président de vous entendre. C’est un long processus. Il faut avoir une bonne force de persuasion. Surtout dans les moments critiques.
 

Quel serait votre message aux responsables RH qui nous lisent?

C’est une question vraiment difficile. Je pense que les RH sont là pour motiver les collaborateurs. Et quand votre mission est de stimuler la motivation, les leviers sont bien plus nombreux que l’incitation financière. Il s’agit plutôt de créer un environnement de travail qui permet aux collaborateurs – dans une certaine mesure – de s’épanouir au travail. Cette mission est très importante. Les humains passent la plus grande partie de leur temps au travail. Les RH auront apporté une énorme contribution à la société si ce temps de travail apporte du sens à la vie.
 

Joseph E. Stiglitz

Joseph E. Stiglitz (71 ans) est né à Gary, dans l’Etat de l’Indiana, aux Etats-Unis. Il est diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 1967. Sa carrière académique se poursuit aux Universités de Yale, Stanford, Oxford et Princeton. Il a notamment été chef économiste à la banque mondiale et conseiller économique du président américain Bill Clinton (1995-1997). En 2001, il reçoit le prix Nobel de l’économie pour ses travaux sur l’économie de l’information. Ses recherches les plus connues portent sur les causes et les conséquences des inégalités, la persistance du chômage et la fréquence des crises financières.

 

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