Chronique

Les limites du tout mesurable

"Le génie est l’aptitude de voir les choses invisibles, de remuer les choses intangibles, de peindre les choses qui n’ont pas de traits." Joseph Joubert (Secrétaire de Diderot, ami de Chateaubriand)

 

Le monde a peur de l’irrationnel. Et l’entreprise n’est pas en reste. Pour s’en convaincre, parlons un peu «chiffres». D’abord cantonnés au dépar­tement «Comptabilité», les «données» se sont rapidement répandues dans l’entreprise. La fi­nanciarisation de l’économie a accéléré ce pro­cessus qui désormais touche l’ensemble des fonctions, des services et des activités. Sans «data», point de salut. Le chiffre confère à l’acte une forme de noblesse, et de légitimité. Ce qui ne peut être mesuré n’a pas – n’a plus de valeur...

Pour cette raison, et afin de mieux piloter leur performance, les organisations se dotent d’un arsenal technico­procédurier toujours plus élaboré et puissant destiné à traquer tous les écarts par rapport au «plan». Performance, va­leur, mesure. Une trilogie rationnelle se met en place. Et pour s’y conformer, nous formons nos managers à l’objectivité.

Combien de fois ces derniers demandent-­ils des processus clairs, des systèmes d’évaluation qui ne laissent pas de marge à la libre interprétation, des outils de recrutement qui repoussent loin toute volonté – ou risque – de subjectivité. La fonction Ressources Humaines s’empresse d’ailleurs de répondre à cette demande, cher­chant plus, mieux, plus loin pour atteindre un Graal pourtant difficile à matérialiser: l’objectivité. La puissance des outils numériques, d’Internet et de l’ultra­connectivité semble servir ces desseins. 

Certains DRH rêvent de recruter «online», via des questionnaires analysés par des systèmes experts gavés en algorithmes de plus en plus élaborés. D’autres recherchent ce Graal du coté des compétences, en les disséquant pour qu’elles n’aient plus de secrets, et pour nourrir des outils de mesure de la performance toujours plus puis­sants et précis. Et finalement l’ensemble des sa­lariés entrent dans le bal, exigent des évaluations objectives, des feedbacks rationnels et logiques, des promotions justifiées par des données tangi­bles, et des mesures qui permettent de se... mesurer.

Faisons­-nous bonne route? L’objectivité est­-elle LA réponse à bien des problèmes? Et ce doute se transforme en malaise. Parce que la fameuse «subjectivité» tant décriée ne serait-­elle pas, tout simplement, un trait de caractère de la di­mention humaine des organisations? Les robots ou les machines sont objectifs, les chiffres le sont parfois. Les processus visent cette forme de per­fection, en gommant tout risque humain.

Récemment, Emilien – un de mes enfants âgé de 8 ans – me posait la question: «Papa, c’est quoi la différence entre logique et justice?». C’est vrai, et une telle question ne manque pas de surprendre. Et c’est en pensant à cette question que mes doutes se sont confirmés. La logique du chiffre est­-elle le chemin vers la justice ou vers l’efficacité? 1+1 =2, mais 1+1 peut aussi faire 11... Et si je pose cette question à un candidat, et qu’il me répond 11 au lieu de 2?

Nos organisations cherchent des réponses lo­giques et mesurables. Mais le monde des RH est­-il un monde logique? N’avons­-nous pas ou­blié que notre vocation est de développer la di­mension humaine de la performance d’entreprise. Et une chose est sûre: l’homme n’est pas rationnel.

Aucune relation managériale, aucune relation professionnelle n’est parfaitement logique ou objective. Le recrutement n’est pas un processus objectif, pas plus que la mesure de la perfor­mance. Toute recherche de l’objectivité absolue va donc se heurter à la nature humaine. Nous devons l’accepter, nous devons le défendre. Par­ ce que renoncer à la subjectivité c’est aussi re­noncer à l’humain!

La fonction RH est donc LA fonction de la sub­jectivité. Parce que la culture d’entreprise est subjective, parce que l’acte de management l’est aussi. Autant que celui qui nous pousse à sélec­tionner un candidat parmi deux aux qualités «objectives» identiques. Je ne nie pas le besoin de recourir à plus de données ou de chiffres. Mais je crains que cette tendance ne vise à ef­facer ce que nous reconnaissons toutes et tous comme LA valeur de nos entreprises: les em­ployés, et donc leurs rationalités, différentes, parfois conflictuelles, souvent surprenantes, mais toujours enrichissantes.

Le pouvoir est fait d’équilibre. Posons-­nous donc la question de savoir qui – dans nos entreprises – contrebalance le pouvoir du rationnel et de l’objectif? Parce que la nature humaine est sub­jective. Quoi qu’on en pense, et quoi qu’on fas­se pour le cadrer. A bon entendeur!

 
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Serge Panczuk est Vice President Human Resources International chez Edwars Lifesciences.

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