Personne de confiance en cas de conflit/harcèlement

«Plus de 95 % des problèmes sont causés par le travail lui-même»

Julien Perriard et Jarmila Looks co-dirigent depuis 2009 la Cellule ARC (Aide à la résolution de conflits) de la Ville de Lausanne (5000 collaborateurs). Ce dispositif aide les collaborateurs de la commune lors de situations délicates. Ils partagent ici leur expérience.

Comment interprétez-vous ce fameux arrêt du Tribunal fédéral de 2012 sur les personnes de confiance en cas de conflits/harcèlement?


Julien Perriard: (Rire) Chacun l’interprète à sa manière. Selon nous, cet arrêt donne peu de détails sur ce que l’entreprise doit faire. Il introduit en revanche l’idée d’une personne de confiance, hors hiérarchie, vers laquelle les employés peuvent se tourner en cas de situations problématiques de type conflit/harcèlement. Ce qui peut poser problème, c’est que cet arrêt est centré sur la personne de confiance. Alors que ce qui fait l’efficacité de son intervention, c’est le dispositif qui est derrière, plus que les qualités personnelles de l’intervenant, comme sa bienveillance ou sa gentillesse. On constate d’ailleurs que les entreprises choisissent souvent quelqu’un de bienveillant pour tenir cette fonction. Mais sans cadre autour, avec des règles précises, cela ne marchera pas.

Donc cet arrêt est plutôt une recommandation?

Jarmila Looks: Oui. Les inspecteurs du travail ont recommandé aux entreprises de mettre à disposition une personne de confiance. Que le dispositif soit interne ou externe, peu importe. Ce qui prime à nos yeux, c’est son positionnement hors hiérarchie dans l’organisation et sa posture neutre, c’est-à-dire l’absence de conflit d’intérêts, vis-à-vis de celle ou celui qui se plaint. La personne de confiance doit garder une certaine distance par rapport aux situations qu’on lui rapporte.

Détaillez-nous ce cadre à mettre en place?

JP: Il y a tout d’abord le rattachement. La personne de confiance doit avoir un accès direct à l’échelon hiérarchique le plus élevé de l’organisation. Ensuite, il faut définir qui peut y faire appel. Dans quelles conditions? Pour limiter les coûts, certaines entreprises imposent une limite dans le nombre d’entretiens. Il y a ensuite des règles de neutralité, de confidentialité et d’impartialité. Ces points doivent être clairement définis. La protection des personnes qui font appel à ce dispositif est également centrale. Un autre point très important est la remontée d’informations dans l’organisation. Les informations restent confidentielles sur les cas précis, mais en cas d’accumulation de problèmes dans un service il faut pouvoir faire remonter ces dysfonctionnements de manière anonyme. Ce retour est souvent mal défini, que cela soit dans des modèles internes ou externes d’ailleurs.

Il n’y a donc pas vraiment de meilleures pratiques...


JP: Non. Mais selon notre expérience, la définition des raisons pour lesquelles les collaborateurs peuvent s’adresser à une personne de confiance devrait être la plus large possible. Beaucoup d’entreprises ont des règlements très restrictifs sur ce point. Dans le cas d’un harcèlement par exemple, ils exigent que le/la plaignant-e apporte des preuves ou accepte de dénoncer le cas à la justice. Notre expérience montre au contraire qu’en ouvrant la porte à toutes les demandes sans trop de conditions, nous obtenons des meilleurs résultats.

Donc en ouvrant les vannes au maximum, vous permettez à des gens qui sentent venir un problème de s’exprimer...


JL: Oui, tout à fait. Parfois, il s’agit simplement d’appréhension avant une réunion importante. La personne ne sait pas comment s’y prendre, elle a peur ou est impressionnée par la hiérarchie. Nous la recevons pour discuter de ce qui pose problème, de ce qu’elle appréhende, des enjeux de la réunion. Elle peut ensuite mieux s’y préparer.

Quel genre de plaintes recevez-vous?

JP: Il y a grosso modo deux types de populations qui viennent nous voir. Les personnes qui sont déjà bien emmêlées dans les problèmes, avec des situations complexes qui nécessitent un gros de travail de réparation. Et celles qui anticipent une situation à risque. Dans ce deuxième cas, nous sommes plutôt dans la prévention.

En vous écoutant, j’ai l’impression que vous êtes beaucoup plus efficace très en amont des problèmes?


JL: Oui, clairement. Plus vous êtes en amont, plus les gens sont ouverts et demandeurs. A l’inverse, quand la situation s’est détériorée, nous devons commencer par prendre du recul et amener tout le monde sur un mode plus constructif plutôt que de simplement dénoncer les défauts vus chez l’autre, des défauts qu’on détecte d’ailleurs souvent mieux chez l’autre que chez soi-même.

Quels sont les avantages du modèle interne?


JL: Comme nous sommes sur place nous sommes très réactifs. Nous connaissons aussi mieux l’organisation, ce qui est un avantage indéniable. Nous pouvons poser le cadre plus rapidement.

Et les avantages du modèle externe?

JL: Peut-être une certaine fraîcheur et une certaine naïveté qui permet de travailler différemment.

Les personnes externes sont-elles moins informées des situations?


JL: Oui, et elles auront besoin de plus de temps pour décortiquer l’organisation. Cela dit, ce manque de connaissance de la culture d’entreprise augmente le risque d’instrumentalisation.

Pour quelles raisons?

JL: Si les gens se trouvent imbriqués dans des problèmes au travail, c’est parce qu’ils doivent travailler ensemble. C’est le plus souvent le contexte qui exerce des pressions sur eux, que cela soit dans la prescription ou dans l’organisation du travail. Il existe des lieux dans lesquels les conflits vont réapparaître un jour ou l’autre, même si vous licenciez les personnes dites «toxiques».

Donc une personne externe sera plus apte à se faire instrumentaliser?


JL: Oui, car il lui sera plus difficile de saisir les enjeux, ou en tout cas elle aura besoin de plus de temps pour les comprendre.

JP: Le risque avec le modèle externe est de sous-estimer la phase de définition du cadre de la collaboration avec la personne de confiance. Souvent, l’entreprise choisit un peu à la légère un modèle d’abonnement, sous forme de «package» tout inclus, sans prendre la peine de définir les choses. Mais si la direction ne réfléchit pas suffisamment en amont, il y a de fortes chances que cela ne marche pas. L’autre risque des dispositifs externes est lié à l’importance d’un rattachement direct à l’échelon hiérarchique le plus élevé de l’entreprise. De nombreux externes ont de la difficulté à avoir des rendez-vous avec la direction générale.

Si ce sont toujours des personnes qui viennent vous voir, c’est le lien avec le travail qui est souvent en cause...


JL: Oui, et ces raisons sont multiples: un travail mal organisé, des outils insuffisants ou mal adaptés, des environnements de travail mal conçus, etc. Toutes ces raisons provoquent des difficultés dans la collaboration. On confond ensuite le conflit interpersonnel avec ces raisons liées au travail. Et comme nous avons tous des vies privées, c’est très facile de pointer du doigt un collègue et attribuer les dysfonctionnements à ses supposées difficultés sur le plan personnel. Alors que dans la majorité des cas, c’est le travail qui pose problème.

La majorité des cas?

JP: Oui, sur la centaine de cas que nous traitons par année, plus de 95% sont des problèmes causés par l’activité de travail elle-même. Notre mission consiste donc à recentrer les discussions sur l’activité. Les personnes en conflit l’ont parfois perdue de vue, car elles se sont mises à se détester pour toutes sortes de raisons. Mais quand on trouve des solutions, dans quasiment tous les cas, elles sont en lien avec la manière de travailler ensemble.

Les personnes sont donc rarement remises en cause?


JP: Oui. Ce préjugé sur la personnalisation des problèmes est très répandu. Les gens nous disent souvent: votre approche consiste à recadrer les personnalités et les caractères, à trouver le bon mélange entre les profils d’une équipe. Ce n’est pas du tout cela.


Et comment réagit la hiérarchie?

JP: D’expérience, les hiérarchies doivent s’habituer au fait qu’un tel dispositif existe. Il y a parfois un peu d’appréhension au départ. C’est au fil du temps que les bonnes collaborations se mettent en place. Chemin faisant, les dirigeants comprennent que nous ne sommes pas là pour prendre leur place et que notre expertise se situe plutôt sur le cadre de la démarche. Nous fixons avec eux les règles du jeu. Ensuite, chacun joue son rôle. Nous n’allons nous substituer ni aux RH, ni aux cadres et ce n’est pas notre rôle de représenter les employés. Si quelqu’un a quelque chose à dire, il doit s’impliquer. Cela est parfois déroutant, car certains imaginent que nous allons tout régler à leur place. Pour les personnes concernées, cela implique donc de transpirer un peu, de prendre des décisions et d’amener des idées. Mais en bout de course, les gens sont contents de voir qu’ils y sont arrivés par eux-mêmes. Nous avons simplement posé le cadre et parfois apporté quelques idées.

Quelles résistances rencontrez-vous auprès des managers de proximité?


JL: Ils craignent parfois que nous allions remuer les choses désagréables, ce qui n’est pas le cas. D’autres ne veulent pas prendre leurs responsabilités et voudraient qu’on prenne les décisions difficiles à leur place. Parfois, ils ont au contraire peur d’être «décapités» et qu’on se substitue à eux. D’autres se demandent quel est notre rôle puisque nous ne leur livrons pas une marche à suivre détaillée. Notre valeur ajoutée réside dans la maîtrise de techniques d’entretien, dans la capacité de déceler chez les personnes qui viennent nous voir les réflexes qui se sont développés au fil des ans et qui les amènent dans des culs de sac. Nous leur montrons qu’il y a d’autres stratégies possibles. Car en fin de compte, nous avons tous nos stratégies préférées, qui marchent à peu près avec tout le monde. Jusqu’à ce qu’on tombe sur quelqu’un avec qui cela ne fonctionne pas.


Nous avons entendu parler d’un cas où la mise sur pied d’un dispositif de personnes de confiance a créé beaucoup de chaos dans l’organisation, il a été instrumentalisé par certains collaborateurs pour déstabiliser des collègues. A tel point que la direction a finalement préféré le supprimer. Votre réaction?

JL: Je ne connais pas les détails de votre exemple mais je dirais ceci: notre force est d’être un dispositif d’aide et non de plaintes. Dans notre organisation, il ne suffit pas de dénoncer un collègue et d’attendre que la Cellule ARC aille régler le cas. La philosophie derrière nos interventions est de responsabiliser les gens. J’ajouterais qu’il y a souvent une confusion dans les termes entre confidentialité et anonymat. Nous ne prenons pas les anonymes. L’anonymat cela veut dire: je dénonce l’autre et comme j’ai très peur je ne dis pas comment je m’appelle. Et du coup on commence à enquêter tous azimuts sans que celui qui a dénoncé la situation assume sa part de la situation. Cela va effectivement créer beaucoup de chaos. Chez nous, les gens sont protégés par la confidentialité, mais on leur dit à un moment: ok votre cas est tellement compliqué qu’il va falloir en parler à quelqu’un d’autre. Etes-vous d’accord? Si la personne dit non, nous nous arrêtons.

Dans un autre cas, une entreprise a mis beaucoup de moyens pour mettre en place un dispositif et puis finalement, après quelques années, le tout est tombé comme un soufflé...

JP: Oui, cela nous le voyons souvent. On pourrait d’ailleurs se demander quelle est la durée de vie moyenne d’un dispositif comme celui-là (sourire). Ici, nous avons également traversé un temps d’acclimatation. Aujourd’hui, après huit ans et plus de 800 situations prises en charge, la greffe a bien pris. Avec le temps, nous sommes devenus plus rapides et efficaces. Et nous faisons tout pour garder une forme de fraîcheur et de distance; pour y parvenir, nous sommes par exemple supervisés.

Comment expliquez-vous que la greffe ait si bien pris?


JP: Il y a sans doute le fait que nous n’étions pas là quand cela a commencé. Les négociations en amont ont été longues et difficiles, nous a-t-on dit. Donner autant d’énergie pour mettre un projet sur pied peut parfois essouffler les acteurs. Dès le départ, nous savions que ce serait un travail de longue haleine. Et l’organisation nous a permis de prendre notre temps. Il y avait par exemple une évaluation sur trois ans, ce qui est très long. Les premières années, nous avons maintenu un profil bas et nous avons été très exigeants sur les règles de travail, sans aucun compromis sur les points centraux du projet: la confidentialité, la discrétion, l’indépendance et le respect des règles. Les gens qui viennent ici se sentent dans un lieu protégé et libres de se confier. C’est peut-être notre plus grande réussite. Une confiance s’est établie dans l’organisation, les gens savent qu’ils peuvent nous parler en toute confiance. Et nous jouons aussi le jeu de l’organisation, ce qui ne veut pas dire de la hiérarchie. Nous cherchons toujours des solutions constructives.

 

Le 8 juin 2017, Julien Perriard dispensera une formation d'une matinée sur les personnes de confiance en cas de conflit, dans le cadre de la HR Today Academy. Inscriptions ici.

 

La Cellule Arc

Créée en 2009, la Cellule Arc (Aide à la résolution de conflits) de la Ville de Lausanne (environ 5000 collaborateurs) est un dispositif indépendant permettant d’assurer la protection de la personnalité des personnes employées par la Commune, de lutter contre le harcèlement psychologique ou sexuel et de prévenir les conflits. L’accès à la cellule ARC est ouvert à l’ensemble du personnel, indépendamment du type de contrat et du niveau hiérarchique. La confidentialité est garantie et aucune démarche n’est entreprise sans l’accord de la personne requérante. La cellule intervient dans des délais brefs, de manière neutre et indépendante.
Source: site officiel de la commune de Lausanne, www.lausanne.ch

Jarmila Looks

Jarmila Looks est une professionnelle de la prévention et de l’aide à la résolution des conflits. Médiatrice et formatrice, elle accompagne régulièrement des entreprises confrontées à des changements d’organisation du travail. Licenciée en droit, elle s’est formée à la médiation à l’Institut Universitaire Kurt Bösch de Sion et au Centre de Médiation et d’Arbitrage de Paris. Elle s’est également formée à l’approche interactionnelle et stratégique de Palo Alto à l’Institut Gregory Bateson de Liège. Elle co-dirige depuis 2009 la Cellule Arc de la Ville de Lausanne.

Julien Perriard

Julien Perriard intervient depuis plus de dix-huit ans auprès des individus et des organisations tant privées que publiques sur les thèmes de la santé au travail, des dynamiques psychosociales et des violences relationnelles (conflits, harcèlement). Au bénéfice d’un Master en psychologie du travail et des organisations de l’Université de Neuchâtel, il s’est également formé à l’intervention systémique et stratégique à l’Institut Gregory Bateson (IGB) de Liège. Il co-dirige depuis 2009 la Cellule Arc de la Ville de Lausanne.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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