Les limites du pouvoir RH

Quid de la vocation stratégique des ressources humaines?

L’illusion stratégique contamine aujourd’hui la compréhension de l’essence même du rôle des ressources humaines dans l’organisation. La prééminence actuelle de cette revendication dans la profession doit, dès lors, nous interpeller et nous mobiliser. Et si, après tout, un splendide isolement n’était pas le réel lieu du pouvoir des RH?

L’idée que les RH puissent assumer un rôle davantage stratégique au sein de l’organisation est désormais largement admise et répandue. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil à la multitude de publications, conférences, formations académiques ou projets qui fleurissent de mois en mois autour de cette thématique. Bien que séduisante pour les professionnels du secteur, celle-ci ne va pas de soi pour autant. Au fond, pour quels motifs les RH veulent-elles devenir aujourd’hui d’authentiques «business partners»? A quels besoins réels, formulés par les lignes et le management, cette revendication répond-elle en effet? N’est-ce pas là, après une certaine gestion des compétences, le fruit d’une ultime lubie?

Au-delà du consensus plat sur leur prétendu devenir «stratégique», il convient d’admet-tre que les RH sont encore à ce jour le lieu d’une incertitude profonde sur la nature et la plus-value de leurs actions. Cette incertitude, depuis quelques années, a été progressivement renforcée par la diversification et la multiplication tendancielles des pratiques d’outsourcing, autant que par l’incapacité caractérisée de la profession à mettre en application les principes théoriques de sa transi-tion stratégique. Cela, tant et si bien que sa légitimité, qui semblait enfin acquise, se trouve à nouveau mise en question. 

Plus que sur ses «limites», nous devons aussi nous interroger aujourd’hui sur les fondements mêmes du pouvoir supposé des RH pour mieux en saisir les contours et les enjeux.

La place des RH dans l’organisation demeure éminemment «interstitielle»

Concept heuristique ou simple mot-valise, le concept de pouvoir renvoie à une pluralité d’interprétations en sciences humaines et sociales. Des thèses du sociologue allemand Max Weber, sur les formes de légitimation, aux travaux de Robert Dahl sur le rôle des interactions dans les relations de pouvoir, nous disposons en effet d’un large spectre de connaissances pour appréhender la problématique. Eu égard à cette abondante littérature, il apparaît qu’une réflexion sur le pouvoir d’un acteur déterminé implique d’apprécier à la fois:

  • la place occupée par celui-ci dans son environnement social direct, c’est-à-dire vis-à-vis des autres acteurs avec lesquels il est amené à interagir;
  • l’autorité dont il fait preuve à l’égard de ces mêmes tiers;
  • la légitimité générale de ses interventions et la reconnaissance qu’on leur accorde.

Le premier constat que nous souhaitons établir ici porte sur la place singulière des RH dans l’organisation contemporaine, place qui demeure à notre sens éminemment «interstitielle».

A bien y regarder, les professionnels – DRH en tête – sont en effet confrontés chaque jour à la nécessité de devoir concilier et faire coïncider les intérêts potentiellement divergeants de deux groupes hétérogènes: les membres du top management et les collaborateurs. Il leur incombe de surcroît d’assumer cette tâche sans vraiment prendre parti pour l’un ou l’autre au risque de perdre une crédibilité et une confiance durement acquises, et toujours fragiles.

L’autorité des RH demeure relativement faible

A tout moment, la gestion des ressources humaines, dès lors qu’elle suppose une exclu-sion éventuelle de leurs compétences personnelles et professionnelles, peut s’inscrire en conflit avec les projets des individus. Parallèlement, en ce qu’elle matérialise certaines «contraintes» humaines, administratives et budgétaires inhérentes au pilotage courant de l’organisation, la profession peut rapidement s’attirer les foudres du management… Pris entre plusieurs feux, ses acteurs ne savent plus s’il faut «mettre l’accent […] sur le fait de gérer des ressources (financières, matériaux, produits, etc.) et, parmi elles, des ressources humaines ou s’il faut mettre en valeur des humains qui ont des ressources».1
Arbitres malgré eux, la fonction, en somme, leur impose le difficile exercice de «relier à la fois les objectifs de l’organisation et le développement de chacun des membres de celle-ci».2 

Conséquence de cette place à mi-chemin, l’autorité des RH demeure relativement faible. Malgré leur apparente capacité d’inflexion de la trajectoire de tout un chacun (ou presque) au sein de l’organisation, les professionnels du secteur ne disposent pas sur le terrain de réelles possibilités de contrainte sur les autres groupes ou individus avec lesquels ils collaborent. Pour paraphraser Howard Becker, force est de constater qu’ils œuvrent à l’interne tels des «entrepreneurs de normes»: à travers leurs différentes activités, ils formalisent et énoncent la plupart des règles qui vont présider au fonctionnement de l’entreprise, codes de conduite et règlements intérieurs notamment. Ceci étant, ils ne disposent que de peu de moyens pour s’assurer de leur respect. Très fréquemment décriés, ils sont tenus pour seuls responsables de décisions dont ils n’ont pas toutefois la pleine propriété – loin s’en faut. Inutile de rappeler que l’ensemble des actes RH: salaires, recrutements, promotions, formation… procède d’un travail de conciliation durant lequel les lignes et le management ont bien souvent le dernier mot!

Face à ce déficit d’autorité, les acteurs des RH, comme pour mieux se protéger, se sont petit à petit murés au cours des dernières années derrière un discours militant et une rhétorique de l’engagement. Leur actuelle revendication stratégique doit aussi se comprendre non tel le résultat d’une évolution naturelle de la profession – ainsi qu’on voudrait nous le faire croire – mais bien comme un atone sou-bresaut face à une prise de conscience tardive de leur propre et irréductible isolement. 

En tout état de cause, la prééminence de cette revendication doit nous interpeller. Certes les ressources humaines sont, elles aussi à leur manière3, «un sport de combat»: il leur faut continuellement donner la preuve du bénéfice de leur action tout en souffrant – sans mot dire – les indélicatesses de clients et répondants internes sans cesse plus exigeants. Cependant, l’adoubement stratégique est-il en mesure de leur garantir la reconnaissance à laquelle elles aspirent dans leur for intérieur? Nous avons des raisons d’en douter. 

La vraie légitimité des RH doit se mesurer par des indicateurs fiables

La principale aporie du programme stratégique réside selon nous dans sa mécompréhension des vecteurs de légitimation qui permettraient d’asseoir et affermir l’intervention des RH dans l’organisation. Plutôt que de gagner en compétences «stratégiques» – lesquelles d’ailleurs? – la vraie clé de la légitimité des RH n’est-elle pas de parvenir à s’acquitter avec succès de ses charges courantes, et plus particulièrement la mesure de son activité par des indicateurs fiables? Même parmi les entités RH prétendues «stratégiques», il est bien souvent difficile de déterminer à deux ou trois pourcents près à combien s’élèvent les effectifs…

Il est ici impératif de comprendre combien le poids des RH dans l’organisation est tributaire de la place qu’occupe le DRH dans ses instances de direction. Par celui-ci, la légitimité des RH relève en effet d’une légitimité intrinsèquement charismatique, au sens wébérien du terme. Autrement dit, si le DRH n’a d’influence auprès du top management, l’ensemble des efforts stratégiques de ses équipes ne pourront jamais être que dérisoires. Et il y a là bien davantage qu’une triviale lecture substantialiste du pouvoir des RH…

Le pouvoir est de savoir faire des liens entre la stratégie et l’entreprise

Pour saisir la complexité de ce pouvoir supposé, il faut renoncer à l’ambition d’une plus vaste implication des RH dans les mécaniques décisionnelles, ce que tendent à briguer les tenants de l’école stratégique. Plutôt que de se demander pourquoi et comment devenir stratégique, il faut par ailleurs se poser la ques-tion suivante: si les RH – le DRH? – participent pleinement aux décisions stratégiques organisationnelles et commerciales, peuvent-elles encore exercer leur métier?

Mais, finalement, en quoi consiste ce métier? Avoir la passion de faire la lecture des points stratégiques de l’entreprise, les interpréter dans le dessein d’une organisation en marche et dans les desseins des personnes-clés. Le pouvoir est donc d’intelligence, de savoir faire des liens et de savoir les rendre manifestes.

Selon une terminologie relevant du grec de la koïné (langage commun au début de no-tre ère autour du bassin méditerranéen), le pouvoir peut se comprendre comme «du/namiv» (dumanis-dynamisme): «pouvoir moral et excellence de l’âme, pouvoir de mise en oeuvre, pouvoir provenant de la force même des actes posés». Le pouvoir peut aussi s’envisager comme «eicousida» (exousia-rayonnement-expression): «pouvoir d’autorité sur l’humain, pouvoir d’influence, pouvoir de rayonnement». A partir de ces définitions, on pourrait avancer que les officiers RH (si la stratégie relève de l’art de la guerre, la métaphore s’impose!) ne sont pas appelés à diriger des grands corps de l’entreprise, pour mieux veiller à saisir la dynamique incessante des silos, des matrices, des groupes, des réorganisations, des interactions entre individus, etc. Ils seront ainsi à même de projeter les conséquences de ces mouvements sur l’empreinte interne de l’entreprise et de décliner celle-ci sur les groupes et les individus concernés. Ils sont appelés à rendre manifestes pour la direction les implications concrètes de cette dynamique et de lui faire calculer le prix des choix opérés. 

La tentation stratégique des officiers RH voudrait les faire aller aussi loin que possible dans l’accompagnement logistique humain du développement des affaires en les associant comme «business partners». Mais pourquoi renoncer à l’isolement nécessaire du veilleur qui anticipe, donne à voir les conséquences probables des décisions prises? Pourquoi renoncer au droit de porter un regard plus humain sur la manière d’obtenir des résultats? N’est-ce pas aux officiers RH de souligner que la quantité des forces et ressources (financières, logistiques, humaines) est insuffisante pour déployer la dynamique de l’entreprise? Aussi ne doivent-ils pas, à temps et à contretemps, souligner que sont infiniment plus nécessaires à la création du succès à long terme et l’intensité des capacités réflexives (apprendre à connaître) et la force des émotions et des affects impliqués dans les mouvements stratégiques?

Ainsi cette prise de pouvoir, faite d’interprétation dynamique et d’expression courageuse, obligerait les officiers RH à pren-dre une place à part au sein d’une direction qui élabore et décide d’une stratégie. Même au sein d’un comité exécutif, le DRH doit revendiquer son isolement, sa solitude, pour mieux faire dialoguer la production de résultats avec les ressources propres aux humains.

 

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Maxime Morand, théologien de formation, a fait son parcours dans les RH au Crédit Suisse, à l'Union bancaire privée, puis chez LODH en tant que responsable des RH. Depuis 2012, il est consultant RH indépendant.

Lien: www.provoc-actions.com

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Raphaël Bennour, ancien cadre RH d’une grande banque privée de la place genevoise, dirige le groupe CAVEA (en­ seignes Rhônalia et Vinograf, actives dans la distribution de vins et spiritueux haut de gamme) qu'il a co­créé en 2009. Consultant indépendant depuis 2016, il accompagne aussi les entreprises du secteur bancaire dans les défis actuels de la filière (digitalisation, marketing de l'offre, conduite du changement).

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