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Rémunérations en bonus et bulle financière: la cause et l’effet?

Pas un jour ne se passe sans que la presse ne se fasse l’écho de pertes colossales annoncées par des sociétés. Or, paradoxalement, ces dernières années, les rémunérations et bonus des traders et managers n’ont jamais été aussi élevées. Selon plusieurs experts, la solution serait de bloquer une part de la rémunération en bonus sur une période de deux ans.

«Quelles sont selon vous les causes de la crise financière actuelle?» Réponse: «Je pense qu’une partie du problème se situe à l’intérieur du système lui-même. Les rémunérations par bonus, qui sont très répandues dans le secteur bancaire et les caisses de pension, provoquent des bulles financières. Puisque les traders sont incités à miser sur les hausses. Ce qui provoque un effet boule de neige et un emballement des marchés.»

Qui a bien pu prononcer cette phrase? Le remuant Joseph Zysiadis, Conseiller national du Parti du travail vaudois, Christian Levrat, le tout neuf président du parti socialiste Suisse ou peut-être Dominique Bidermann, directeur de la fondation Ethos? Aucun des trois. Elle est de Peter Brabeck, grand patron de Nestlé, qui s’exprimait lors de l’émission NZZ Standpunkte en janvier dernier, en marge du World Economic Forum.

Au-delà de l’anecdote, il n’est pas anodin que le CEO d’une des plus grosses multinationales de la planète critique ouvertement le système de rémunération pratiqué par les entreprises. Pour Peter Brabeck, ce système de rémunération serait donc en partie responsable des fuites en avant, type Société Générale en France, mais surtout de la création de bulles spéculatives dangereuses pour la stabilité des marchés financiers. Il y aurait donc une corrélation entre les rémunérations par bonus et l’emballement des marchés boursiers.

Lier les bonus aux résultats mais aussi à la situation de l’économie

Jean Pierre Danthine, Professeur à l’Université de Lausanne et directeur du Swiss Finance Institute, estime que les bonus des managers ne doivent pas seulement être liés aux résultats de l’entreprise, mais également à la situation globale de l’économie.

Dans une interview accordée au quotidien l’Agefi, le professeur Danthine explique qu’il est parfaitement approprié qu’un manager annonçant des résultats en baisse puisse recevoir une augmentation de son bonus, «si la conjoncture dans laquelle l’entreprise évolue est favorable». Une pratique difficile à comprendre et à admettre pour le commun des mortels. «Ce «paying for luck puzzle» est une forme de chance; celle de se trouver dans un contexte économique prospère pour laquelle le manager perçoit une rémunération», poursuit-il.

Illustration: les banques d’investissements les plus importantes de Wall-Street, (les Goldman Sachs, Citigroup, Morgan Stanley, Merrill Lynch, Lehman Brothers et consorts) s’apprêtent à distribuer pour près de 40 mil-liards de dollars de bonus pour l’année 2007, alors que trois d’entre elles ont publié les plus mauvais résultats de leur histoire au 4e trimestre, et que les actionnaires ont perdu des sommes considérables. Es-ce bien légitime?

Le professeur Danthine comprend que l’articulation de ces montants puisse «choquer», mais il ne veut pas éliminer l’hypothèse que ces montants résultent en partie de pro-blèmes de gouvernance. «Mais l’économie américaine s’est plutôt bien comportée en 2007 avec une masse salariale moyenne en augmentation».

Entre 1,5 et 2 milliards de dollars en une année pour un trader

Autre exemple tiré de l’emballement des marchés. «Ces dernières années, les rémunérations les plus astronomiques de l’histoire du trading ont été perçues dans le monde des hedge funds», raconte la journaliste Myret Zaki, du Temps. En 2007, John Paulson, le génie des «subprimes», s’est rémunéré à hauteur de 3 milliards de dollars, le gain annuel le plus élevé de l’histoire. «En 2006, le trader en gaz naturel John Arnold avait touché entre 1,5 et 2 milliards de dollars. Ces noms de légende ont créé dans l’esprit de chaque trader un idéal de rémunération et de liberté, avec lequel les banques peinent à rivaliser. Menacées de perdre leurs meilleurs talents du trading au profit des firmes de gestion alternative, les banques leur ont signé une sorte de chèque en blanc, pourvu qu’ils génèrent des profits. Les traders ont fini par s’émanciper de la hiérarchie bancaire, au point de s’ériger en baronnies autonomes», considère la journaliste économique.

Que faire alors pour éviter l’emballement? En Suisse, comme en France d’ailleurs, certains analystes, voir des patrons eux-mêmes, proposent de muscler les procédures et les contrôles internes et d’assurer une transpa-rence totale des critères de rémunération. Des mécanismes de transparence qui existent depuis longtemps aux Etats-Unis, pays où les patrons sont les mieux payés au monde. La solution? Mieux réguler l’attribution de stock-options et taxer davantage les gros revenus, estiment des experts.

Dans un entretien accordé à la NZZ am Sonntag, David Hildebrand, vice-président de la Banque nationale suisse, a également remis en question les politiques de rémunérations «asymétriques». Asymétriques, car les bonus n’ont pas de plafond quand les gains sont à la hausse. En revanche, les risques sont limités quand les marchés dégringolent. David Hildebrand propose donc d’attribuer les bonus de manière échelonnée. Et de bloquer une partie de la rémunération pour une période de plusieurs années. Dans la même veine, Brady Dougan, le CEO du groupe Crédit Suisse (CS), confiait à l’agence Bloomberg: «Lorsque des établissements continuent de se montrer généreux même lors de mauvais résultats, on peut se demander s’il existe vraiment des incitations visant à éviter de mauvaises performances». A noter, que CS diffère le versement des bonus de ses traders sur une période de deux ans et les oblige à réinvestir une partie de cet argent dans la banque, une manière de les intéresser davantage aux bénéfices du groupe sur le long terme. 

D’autres pistes sont également envisagées. Saisi de l’importance d’une solution adéquate, l’Institute for International Finance, présidé par Joseph Ackermann, a débattu des limites du système lors d’un séminaire à Rio début mars. «On arrive clairement aux limites de ce que les banques peuvent concéder pour retenir ces princes des salles de marches», explique encore Myret Zaki, relatant les débats l’Institute for International Finance. Deux solutions sont concevables: soit les banques décident qu’elles ne peuvent rivaliser avec le modèle des hedge funds et renoncent à intégrer les activités de trading, en s’avouant que la surveillance de tels risques, et la motivation à prix raisonnable des équipes, est impossible. Soit elles font de ces traders de véritables partenaires d’affaires: lorsque la salle génère un profit, elle le partage avec la banque en parts contractuellement fixées.

Si le gain se transforme en perte, les traders déboursent un «malus»

Lorsque ce gain se transforme en perte, la banque la partage aussi avec les traders, qui déboursent alors un «malus». «Ce système, proche de celui des hedge funds, responsabiliserait les traders mieux que n’importe quelle surveillance extérieure. Il équivaut à une compensation pluriannuelle, calculée comme une moyenne d’exercices bénéficiaires et déficitaires, répartis sur trois ou cinq années. Crédit Suisse a mis en place un tel système, mais le bonus est lissé sur une période de deux ans, trop courte pour juger d’une stratégie ou d’un cycle de marché. Les banques préfèrent se reprendre en main avant que les régulateurs ne le fassent à leur place», conclut Myret Zaki.

Reste que les experts n’ont plus le monopole de la parole. L’assemblée générale de l’UBS le 27 février dernier a offert une caisse de résonance à de petits actionnaires mécontents. Parmi ceux-ci, Brigitta Moser, ancienne hôtesse de l’air. Elle est devenue l’un des chan-tres de la fronde anti-Ospel, patron de l’UBS. Pour Brigitta Moser, il n’existe «aucune corrélation entre la rémunération des dirigeants et la performance de la société». Au cours des dix dernières années, les salaires des dirigeants ont augmenté de manière astronomique, a-t-elle expliqué. L’écart salarial entre l’employé le moins bien payé et le patron est même passé d’un facteur de 20 à plus de 1000 en trente ans. La population suisse n’en peut plus de ces abus, a renchéri Thomas Minder, patron d’une petite société schaffhousoise de cosmétique.

A force d’user et d’abuser de la «main invisible» chère à Vilfredo Pareto, celle qui est censée réguler le marché, les milieux financiers du pays risquent fort un jour ou l’autre de recevoir en plein visage, la main, bien visible celle là, des citoyens suisses excédés. C’est en tout cas ce que prophétise le même Thomas Minder. Estimant que la révision du droit des sociétés anonymes ne va pas assez loin, il avait donc lancé fin 2006 une initiative populaire «Contre les rémunérations abusives». Résultat? 118583 signatures. Le texte qui devrait être soumis au peuple exige que les actionnaires votent une fois l’an le montant des rémunérations des membres du conseil d’administration, de la direction et du comité consultatif. L’assemblée générale devrait également désigner chaque année les admi-nistrateurs et le président de la société. L’initiative veut également mettre un terme aux fameux «parachutes dorés». Si elle passe la rampe, les membres des organes ne rece-vraient plus d’indemnité de départ. Ni d’ailleurs aucune rémunération anticipée, ni prime pour des achats ou ventes d’entreprises. Le début de la fin de la main invisible en somme. Thomas Minder: «Il est plus facile de croire au lapin de Pâques qu’à l’autorégulation…».

 

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