S'amuser oui, mais pas trop
Je viens de lire la manchette d’un quotidien vaudois bien connu, qui m’a franchement interpellée. L’article veut nous apprendre à faire la fête sans déranger les voisins. En période estivale, le paysage romand s’égaye en effet de quelques moments festifs entre amis. La grillade dans le jardin, les salades dans le parc ou les pizzas au bord du lac, chacun y va de son envie de partager, de s’amuser... de vivre! Ce journal régional nous explique donc – bons petits citoyens enfantins que nous sommes – la bonne méthode pour faire la fête... en silence. S’amuser oui, mais pas trop quand même.

Photo: Gaelle Marcel / Unsplash
Évidemment, chacun se doit au respect de la tranquillité de ceux qui nous entourent et je suis la première à pester contre les concerts de klaxon d’après-matchs. Mais quand mes voisins décident de célébrer l’anniversaire de leur fils, un dimanche entre midi et 19 heures, avec musique entraînante, éclats de rire et odeurs de barbecue, je me réjouis pour eux. Oui, c’est autorisé de vivre et de faire un peu de bruit. Car rire et papoter entre amis en silence, c’est compliqué et cela n’a aucun sens!
Quelle est donc cette société si «bienveillante» – mot devenu fourre-tout – qui nous culpabilise de vivre trop intensément? Comme ces lieux de vacances interdits aux enfants, au nom du calme absolu. Sommes-nous devenus incapables de supporter l’altérité dans ce qu’elle a de vivant, d’imprévisible et de joyeux? Devons-nous désormais avancer en rasant les murs et fermer nos fenêtres dès que nous sommes quatre autour d’un apéro ou d’une soirée jeux? Vivre tête baissée sur son natel ou affalé dans son canapé ne dérangera personne. Mais est-ce bien cela, vivre? Après une semaine de travail, faudrait-il encore s’excuser de rire? Avons-nous perdu la faculté d’être heureux, joyeux et simplement vivants?
Le rythme effréné de nos vies, les contraintes multiples, les soucis d’ordre professionnel, économique ou familial, l’inquiétude ambiante qui enfle depuis cinq ans, devraient nous pousser au contraire à préserver ce vivre-ensemble spontané, parfois un peu bruyant, mais si humain! Dubaï et d’autres émirats avaient créé un ministère du bonheur. Et en Suisse? Allons-nous décréter un bonheur aseptisé, sans spontanéité, sans liesse, sans éclats de rire?
Ouverture et spontanéité
Et si, plutôt que de céder à l’isolement, nous rouvrions nos portes et nos cœurs? À Cuba, la vie collective est la norme: rues-salons, balcons d’où l’on s’interpelle, places animées. On partage café, dominos, repas improvisés, avec cette chaleur humaine qui ne coûte rien et change tout. Cette spontanéité nourrit le sentiment d’appartenance et donne à chacun la force d’affronter les épreuves avec le soutien des autres.
Plus près de nous, les coopératives d’habitations offrent un modèle inspirant. Présentes en Suisse, au Danemark ou au Canada, elles misent sur des espaces partagés – jardins, salles communes, ateliers – où les habitants se croisent, échangent, et bâtissent ensemble un quotidien plus riche. Les désaccords existent, mais la proximité et la connaissance mutuelle permettent de les résoudre avec respect, souvent avec humour.
Nous pourrions transposer ces principes dans nos lieux de vie: des activités participatives, de quartier ou de rues, se mettent en place très sporadiquement, pourquoi ne pas les rendre plus habituelles et plus usuelles? Des repas de quartier existent déjà, mais ils sont sans doute trop peu nombreux pour instaurer une vraie dynamique d’échanges et de vie en commun. Rendre ce type d’activités plus spontanées pourrait permettre à chacun de mieux se connaître et ainsi de communiquer tranquillement si un débordement de rires ou de musique survient à une heure qui devrait être silencieuse pour la plupart d’entre nous.
La joie n’est pas seulement un éclat de rire ou une chanson qui s’élève d’un balcon: c’est une énergie collective qui circule et, cultivée, renforce l’amitié, l’entraide et le respect. Voyons l’autre comme un partenaire de vie au lieu d’une nuisance potentielle, et nous verrons nos rues, nos bâtiments, nos maisons, se transformer en vrais lieux de vie, avec tout ce que cela implique naturellement.
Si nous voulons éviter que notre humanité ne s’étiole derrière des murs insonorisés, créons des moments où les voix se mêlent, où les rires franchissent les portes, où la vie circule librement. Car le bonheur partagé ne se divise pas: il se multiplie. Et plutôt que de craindre le bruit de la joie, accueillons-le comme la preuve que nous sommes encore, ensemble, des humains bien vivants.