Portrait

Au sommet du payroll

Espagnol de sang, Valaisan de cœur, Enrique Zamarbide est le numéro 1 de la Comp & Ben du géant allemand Deutsche Post DHL. Il dévoile ici quelques enjeux de sa position.

Il nous donne rendez-vous dans un Palace lausannois. Arrive avec cinq minutes de retard, tranquille, le sourire éclatant, jeans et foulard coton bleu pastel. A mi-chemin entre l’artiste-peintre et le Business Executive, Enrique Zamarbide, Head of Compensations & Benefits chez Deutsche Post DHL (470’000 collaborateurs dans le monde) ne s’embarrasse pas du vouvoiement. Ce sera «tu» ou rien. Son charme fonctionne à merveille. D’autant qu’il prend du temps sur ses vacances pour nous rencontrer. «Je reviens de Genève où j’ai passé la matinée avec mon frère», dit-il en s’asseyant dans un fauteuil.

Le frère, Daniel Zamarbide, architecte, vient de gagner le Swiss Art Award 2013. Il a notamment dessiné le nouveau siège de JTI (Japan Tabacoo International) à Genève. Bienvenue dans l’univers étoilé des êtres humains surdoués pour qui rêve et réalité s’entremêlent en toute normalité. Mais rassurez-vous, on est là pour vous parler de politique salariale avec Enrique.

Il dirige donc les rémunérations de Deutsche Post DHL depuis 2011. L’ex-service postal allemand, privatisé en 1995, s’est fortement développé par une politique d’acquisition (dont DHL en 2002), pour atteindre 470’000 collaborateurs dans 270 pays à travers le monde. Segmenté en quatre divisions (poste, express, fret et logistique), le géant a généré en 2012 un chiffre d’affaires d’environ 4 milliards d’euros.

Son commentaire: «Oui, la société se porte très bien. Depuis l’arrivée de notre nouveau CEO Franck Apple, le cours de l’action ne fait qu’augmenter. Il était à 24 euros 80 ce matin.» Cette analyse nous rappelle qu’Enrique Zamarbide gravite au sommet de son organisation. Là où l’on pense en termes de cours de bourse, de fusion & acquisition et de marché globalisé. Lui-même n’est pourtant pas actionnaire: «J’ai refusé d’en acquérir pour rester sans compromission. Je suis trop proche du pouvoir et on pourrait m’accuser de délit d’initié.»

Mais en quoi consiste son job concrètement? Il rapporte directement au comité de direction et lui livre une expertise technique pour tout ce qui concerne la politique salariale du groupe. «Les quatre divisions sont assez indépendantes. Mon rôle est de m’assurer qu’ils aient tous des objectifs semblables. Et la politique salariale est un levier important pour aligner les divisions sur la vision commune.»

Revoir les incitations à long terme de tout le management

En automne, la plupart de son temps est consacré aux révisions de fin d’année. Pour faire simple, on dira que ce chantier concerne deux segments de population: les salariés et l’encadrement. Il commence par le management: «Mercredi dernier (l’entretien a lieu le 25 octobre 2013, ndlr), j’étais en séance avec le comité de direction pour revoir notre programme d’incitations à long terme pour tout le management. Cela représente près de 2500 postes. Ces cadres sont rémunérés grosso modo en trois parties. Une part fixe, une part variable à court terme (selon les objectifs annuels) et une part variable à long terme. Aujourd’hui, cette part variable à long terme est versée sous forme de Stock Appreciation Rights. Il s’agit d’un programme de rémunération lié au prix de l’action Deutsche Post DHL. Ce véhicule (manière de verser une prime) pose problème, car comme notre action fluctue de manière aléatoire depuis quelques années, cela devient difficile pour nous de prévoir ce que cette rémunération va effectivement nous coûter.»

Le comité de direction a donc demandé à Enrique Zamarbide «de proposer d’autres véhicules financiers pour cette part variable à long terme de notre top management. Les alternatives sont des Stock Options (option d’achat d’actions à un prix et une date fixés à l’avance, ndlr) ou de Performance Shares (la société verse la valeur équivalente du bonus en actions, ndlr) par exemple». Le langage est financier, truffé d’anglicismes et très technique. Et les enjeux sont énormes. L’ordre de grandeur est la dizaine de millions d’euros. Il n’en dira pas plus, l’affaire étant toujours en cours.

Benchmarks, inflation, estimation de la croissance économique et révisions salariales

Passons maintenant aux salariés. Ils sont plus de 450’000 dans le monde, ce qui représente plusieurs centaines de millions d’euros de masse salariale. Là-aussi, la fin d’année est une période charnière pendant laquelle il faut évaluer l’enveloppe totale des augmentations qu’il faudra verser en avril de l’année prochaine.

«Mon job consiste à récolter toutes les informations nécessaires pour prévoir les conditions économiques de 2014. Nous établissons des benchmarks avec des grandes sociétés de conseils, comme Mercer ou Towers Watson. L’évolution de l’inflation dans les différents pays où nous sommes présents est un autre indicateur important. Et nous observons de près les estimations de la croissance économique à venir. Tous ces éléments vont nous permettre d’évaluer l’enveloppe des augmentations salariales que nous serons en mesure de distribuer.»

Les bénéficiaires de ces augmentations – plus de 200’000 personnes en Allemagne, «la plupart syndiqués», précise Enrique Zamarbide – devront passer des entretiens d’évaluation. Dont les résultats, en termes d’estimation des coûts, arriveront également sur son bureau. Puis démarrera une longue phase de négociation avec les syndicats. «En interne, je dispose d’une équipe de six négociateurs, qui ont tous des représentants dans les différents pays. C’est une machine très lourde. Le 15 décembre, je dois présenter tous ces résultats au comité de direction. Les attentes de chaque unité, pays par pays, et les prévisions conjoncturelles. La direction me posera ensuite des centaines de questions sur les options possibles. Ils attendent de moi une expertise technique et économique très pointue. Cela va ensuite leur permettre de décider d’une enveloppe globale, qui sera distribuée.»

Et si le board décide de réduire l’enveloppe? «Durant toute ma carrière, je n’ai jamais vu des salaires baisser. Ce qui est donné est considéré comme un acquis. C’est là toute la complexité de l’exercice. Il faut avoir une vision à long terme et viser la stabilité du système.»

La dimension politique de la mission du numéro 1 de la Comp & Ben


En plus de cette excellence technique, Enrique Zamarbide doit avoir un sens politique développé. Il dit: «La solution se situe toujours quelque part entre le faisable, le désirable et l’acceptable. Les quatre divisions du groupe ont des réalités parfois assez éloignées. Par exemple, le comité de direction peut être en train d’envisager une nouvelle acquisition et préférera donc utiliser le cash pour développer la société plutôt que pour financer des augmentations. Je dois comprendre ces enjeux et sentir le bon moment pour introduire des changements. Et je dois accepter une certaine solitude. Car pour des raisons de confidentialité, je ne suis pas toujours autorisé à dévoiler les vraies raisons d’une décision du comité de direction.»

Un mot sur la DRH du groupe, Angela Titzrad, arrivée en mai 2012 et à laquelle Enrique Zamarbide rapporte directement: «Elle vient du business et est en train de positionner les RH de manière beaucoup plus forte.» Ce qui provoque des résistances? «Non, pas vraiment. L’organisation avait besoin de ce repositionnement, donc les choses se déroulent plutôt bien pour elle.»

Déroulons encore son parcours de vie à lui. Né à Pampelune (Espagne) en 1968, il étudie la gestion d’entreprise à l’Université du Pays Basque à Bilbao, sur la côte atlantique. Surfer semi- professionnel, il est issu d’une famille d’artistes. Son père, qui travaillait pour la multinationale américaine Union Carbide, consacre désormais tout son temps à la peinture. Son frère, nous l’avons vu, est architecte. Lui-même avoue une passion pour la peinture contemporaine «Pop Art». A propos de sa dimension artistique, il dit ceci: «J’aime beaucoup le côté très matheux et technique de la Comp & Ben, mais je sais aussi proposer des nouvelles idées, challenger mon équipe et créer des nouveaux outils.»

En 1991, sa famille s’installe à Genève où il démarre sa carrière dans les rémunérations. Chez Hewlett Packard (informatique), où il entre comme analyste financier, on lui propose rapidement un poste dans l’unité rémunération. «Le fait de savoir qu’il y avait des êtres humains derrière les chiffres m’a plu.» Il passe ensuite chez Medtronic (technologie médicale), où il sera responsable de la Comp & Ben pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique. Après un passage éclair chez Alstom (énergie et transport) à Baden, il décroche le poste chez Deutsche Post DHL.

Divorcé d’une Valaisanne qui lui a donné trois enfants, dont il a obtenu la garde chez lui à Bonn en Allemagne, Enrique Zamarbide s’est découvert une passion pour la haute montagne. «Je viens de signer pour gravir les 47 quatre mille mètres des Alpes valaisannes», confie-t-il, au moment de terminer l’entretien. «Vous n’êtes pas fou?», lui rétorque-t-on, du tac au tac. Il se lève, souriant et décontracté, et balaie: «Non, pas du tout. L’entraînement sera sérieux et nous serons accompagnés par des pros.» Le voilà donc reparti à la chasse aux rêves, avec un sens aiguisé des réalités.

Bio express

1968 Naissance à Pampelune

1993 Master en Economie à Genève

2002 Entre chez Hewlett Packard

2011 Numéro 1 Comp&Ben chez Deutsche Post DHL

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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