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"C'est dommage de voir quarante ans d’expérience partir en fumée"

Le fabricant de montres Hublot a lancé en 2006 un programme pour intégrer les seniors sur la place de travail. L’idée permet de contrer la pénurie de main-d’œuvre que connaît le secteur horloger tout en profitant de l’expérience de ces collaborateurs en âge de retraite. Interview avec Jean-Claude Biver, CEO.

Ils ont multiplié leur chiffre d’affaires par six en trois ans. De 26 millions en 2004, à 150 millions en 2007. Très active dans le marketing sportif – Hublot sera un des partenaires de l’Euro 2008 – la marque basée à Nyon et fondée en 1980 par Carlo Crocco est une vraie «success story». Volontiers avant-gardiste dans sa vision de la fabrication horlogère, la marque est également sur la brèche en termes de solutions ressources humaines. Depuis 2006, la société a engagé à temps partiel huit personnes retraitées. Le point sur cette stratégie RH d’avenir(?) avec Jean-Claude Biver, CEO.

HR Today: Comment a germé cette idée?

Jean-Claude Biver: L’idée est double. Lorsque la retraite a été fixée à 65 ans, l’espérance de vie des hommes était de 75 ans. C’est-à- dire qu’on a décidé de libérer les gens de leur travail environ dix ans avant la mort statistique. Aujourd’hui, l’espérance de vie est de 82 ans et plus. Cela revient donc à fixer en théorie l’âge de la retraite à 72 ans ou même plus. 

Vous êtes donc en faveur du retardement de l’âge de la retraite? 

On voit bien qu’avec l’amélioration de la santé et le recul de la mortalité, la retraite à 65 ans n’a plus de sens pour certaines catégories d’employés. Elle a un sens néanmoins, et j’insiste sur ce point, pour toutes les professions où l’engagement du corps et du physique sont déterminants. Là, je peux bien m’imaginer que la retraite doit être maintenue à 65 ans. En revanche, pour des travaux plus intellectuels, plus bureaucratiques, j’ai l’impression que les gens de 65 ans sont encore jeunes et en santé. Ces personnes ont donc une valeur à offrir. Car elles sont à la fois en bonne santé et disposent  d’une connaissance extraordinaire. Cela représente 30 à 40 ans d’expérience professionnelle. Et c’est dommage de voir 40 ans d’expérience partir en fumée. J’ai donc cherché des solutions. 

D’où votre programme d’engagement adressé aux retraités? 

Oui, nous avons opté pour des programmes sur mesure. Certaines personnes veulent peut-être travailler cinq jours par semaine, d’autres un jour, d’autres uniquement l’après-midi ou le matin. Les programmes sur mesure leur offrent une bonne flexibilité tout en leur accordant un certain rôle dans la société. Et, de mon côté, je peux bénéficier de 40 ans d’expérience. 

Votre programme est uniquement adressé aux anciens collaborateurs de Hublot?

Ah non, surtout pas! Je dirais même que ce programme est surtout adressé aux collaborateurs qui viennent d’ailleurs. Aujourd’hui, sur les huit retraités que j’emploie (sur un total de 80 collaborateurs, ndlr), il n’y en a que deux qui viennent de Hublot. 

Mais il s’adresse bien aux personnes qui ont de l’expérience dans l’horlogerie?

Oui et non. Notre projet s’adresse avant tout aux personnes qui ont, de près ou de loin, un rapport avec l’horlogerie. Mais il se trouve que je travaille aussi avec un retraité dans une fonction de consultant. C’est un métallurgiste qui a un rapport lointain avec l’horlogerie. 

Donc on peut appliquer cette formule à d’autres secteurs? 

Sans aucun doute. Par contre, je ne pense pas que dans le secteur du bâtiment ou dans les mines de charbon de Russie ou de Chine ces méthodes soient valables. A 65 ans, ces ouvriers sont foutus. 

Est-ce qu’on vous a critiqué pour cette démarche?

Je ne peux pas vous répondre là-dessus car je n’ai eu que des critiques positives. Le degré de satisfaction et d’approbation est de 100 pour cent.

On a bien compris votre volonté de retenir les collaborateurs expérimentés, mais on sait aussi que l’horlogerie souffre d’un gros déficit de main-d’œuvre spécialisée. N’est-ce pas la vraie raison? 

Oui. Il y a toujours une accumulation de circonstances. La pénurie de main-d’œuvre spécialisée favorise cette démarche. Mais ce qui m’a aussi énormément séduit c’est que les personnes de plus de 65 ans peuvent aider à «transmettre» du savoir. Grâce à un rythme moins opérationnel qui leur permet de beaucoup mieux transmettre ses connaissances. Car quand vous êtes au charbon, vous pouvez difficilement former les autres. Et les jeunes sont donc contraints de se former sur le tas. Par contre, le fait d’engager des retraités, de leur donner un programme moins stressant et moins opérationnel va leur permettre de m’aider à former, à transmettre. Et à mes yeux, cette transmission est tout aussi impor-tante que la pénurie de main-d’œuvre dans mon choix.

Ce processus de transmission du savoir a été formalisé. Un retraité travaille en binôme avec un jeune, juste?

Oui, c’est bien cela. On essaie de vraiment tirer profit des retraités (rires). Mais ce profit ne doit pas se faire sur le dos des forces vives. Les retraités viennent en complément, ils ont un autre rythme de travail et une autre fonction. Ils deviennent beaucoup plus des conseillers, des formateurs et des assistants. Engager des vieux pour remplacer des jeunes n’a pas de sens. 

La démarche est-elle bien perçue chez les jeunes? 

Oui, extrêmement bien. Car ils réalisent le bénéfice qu’il y a pour eux dans la transmission de savoir-faire.

Question terminologie: retraités, personnes âgées, senior? Le sujet est-il délicat? 

Non, on oublie qu’ils sont retraités parce que les gars sont actifs et là devant vous. Si je devais leur donner un nom, je dirais les seniors. 

Et en terme d’image, ce programme va-t-il être employé pour faire connaître votre marque?

Oui. Cela fait partie de notre stratégie. Nous pensons que c’est un atout et que cela a une valeur. Le message de notre marque est la fusion entre la tradition et le futur. Nous fabriquons de l’horlogerie que nous appelons fusionnelle. Elle marie la technique traditionnelle avec les matériaux du futur. Le fait d’engager des seniors avec des jeunes est également fusionnel. On met ensemble deux générations. La génération dite ancienne qui a 40 ans de maîtrise et les jeunes qui vont devoir façonner la marque dans le futur. Cette complémentarité senior/junior correspond tout à fait à notre marque. Et cela montre aussi notre largeur d’esprit. 

Comment se règle la rémunération?

Puisqu’ils ont des horaires sur mesure, ils sont rémunérés sur mesure. 

Avec des parts liées au rendement?

Non, car je veux précisément les sortir du stress de l’opérationnel. Ils ne sont donc surtout pas liés par un salaire au mérite. 

Quelles étaient les difficultés majeures à surmonter pour mettre en place ce programme? 

Il n’y en a pas eu. J’ai la chance d’être dans une petite structure. En 2006, nous nous sommes aperçus que 10 pour cent du personnel avait dépassé l’âge de la retraite. On devait réagir. Du côté des seniors, la principale difficulté a été de voir leur revenu augmenter et donc de basculer dans une classe de taxation fiscale qui les défavorisait. 

Il a donc fallu faire quelques réglages. 

Oui, tout à fait (rires). 

Hublot a multiplié son chiffre d’affaires par six en trois ans. Qu’en est-il de votre personnel?

Le personnel n’a augmenté que de 30 personnes. Nous avons surtout augmenté la qualité du travail et le prix moyen, c’est-à-dire la valeur des objets. Au lieu de vendre des montres en acier, on vend plus de montres en or. Ce qui explique la croissance de nos affaires.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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