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Courage et pugnacité

La Lausannoise Chantal Gaemperle a dirigé les ressources humaines du groupe LVMH à Paris pendant 17 ans. De retour en Suisse, elle tire aujourd'hui son bilan et partage sa vision du leadership et du développement des talents pour la nouvelle génération de RH.

De retour au pays, après 17 années passées à diriger les ressources humaines du groupe LVMH à Paris, Chantal Gaemperle vit actuellement un retour à l’essentiel. Après son départ du leader mondial du luxe fin 2024, dans un contexte de transition générationnelle au sein du groupe, Chantal Gaemperle a choisi de revenir en Suisse romande pour ouvrir un nouveau chapitre de sa vie professionnelle. Elle compte désormais s’engager pour valoriser le rôle des RH en organisation. Une épreuve de santé récente lui a aussi rappelé que la vulnérabilité fait partie du leadership moderne. Avec courage et pugnacité, elle poursuit sa trajectoire. Lors de notre entretien qui s’est tenu fin juin 2025 à l’hôtel de la Paix à Lausanne, elle a partagé son regard sur l’évolution de la fonction et sa vision du développement des talents pour préserver les savoir-faire dans un monde en mutation.

Croissance fulgurante

À son arrivée chez LVMH en 2007, le groupe comptait 60 000 personnes. Elles étaient 215 000 au moment de son départ. Une croissance fulgurante qu’elle a dû accompagner, structurer, consolider. Elle résume: «Il a fallu créer une culture groupe. Vous travaillez mieux si vous avez une âme.» Parmi ces acquisitions: les horlogers Hublot en 2008 puis Bulgari en 2011, les hôtels de luxe Belmond en 2018 et le joaillier américain Tiffany & Co en 2019. À chaque fois, il faut trouver des synergies tout en protégeant la spécificité des nouvelles marques. La Lausannoise excelle dans ce jeu diplomatique typique de la Suisse: maintenir l’unité du groupe tout en laissant une large marge de manœuvres aux baronnies locales.

Sens critique

Elle raconte: «Les expériences que j’ai vécues dans les sphères dirigeantes de secteurs très différents (elle a commencé sa carrière à la banque Merrill Lynch puis chez Nestlé, ndlr) ont considérablement enrichi ma manière d’aborder le leadership. Chaque environnement m’a apporté un autre regard, des bonnes pratiques et des nouveaux outils. Ce qui compte à ce niveau, c’est de rester alerte, curieux et critique. Le plus grand risque pour un dirigeant est de se laisser absorber par l’opérationnel et de perdre la hauteur de vue nécessaire.» Elle poursuit: «Si je devais résumer ma contribution chez LVMH, je dirais que j’y ai apporté ce regard transversal, cette capacité de questionner le statu quo avec discernement, d’analyser les choses sans me laisser enfermer par les schémas existants.»

Fédérer sans diluer l’identité

D’un point de vue RH, elle professionnalise les procédures, en se focalisant sur la gestion de la relève et la culture. Un vrai challenge: «L’univers du luxe ne se prête pas à la standardisation. Il a donc fallu comprendre l’ADN de chaque marque et développer une vision globale, avec des outils et des process qui avaient du sens et apportaient une valeur ajoutée. Le but n’était pas d’uniformiser, mais de fédérer: créer de la cohérence sans altérer la singularité. Le risque aurait été de tout standardiser avec un nivellement par le bas.»

Stratégie de recrutement interne

En parallèle, elle réoriente la stratégie d’acquisition de talents du groupe en privilégiant la promotion interne et la mobilité entre les différentes marques. Un défi considérable dans un groupe très décentralisé où chaque maison est attachée à son identité et à ses talents. En 2024, sur les 60 000 promotions au sein du groupe, 40 000 l’ont été en interne. «Ce changement de paradigme dans l’acquisition de talents (2/3 à l’interne, 1/3 à l’externe, ndlr) a permis de mieux connaître nos ressources humaines et de valoriser les potentiels internes, tout en renforçant la culture du groupe.» Inspirée par le modèle de l’apprentissage helvétique, elle a également initié la création d’une académie interne pour susciter des vocations et transmettre le savoir-faire, souvent ancestral, des 280 métiers au cœur des 70 marques du groupe.

Inclusion et méritocratie

De 22 apprentis en 2014, LVMH emploie 3300 apprentis en 2024! Le modèle est désormais déployé dans leurs principaux marchés: France, Suisse, Chine et États-Unis. «Nous avons dû faire connaître ces métiers aux jeunes, susciter des vocations. Nous avons donc commencé par un inventaire de tous nos savoir-faire.» Cela représente 280 métiers: parfumerie, tannerie, haute couture, joaillerie, horlogerie, vigne, vente... Avec son équipe, elle organise une tournée mondiale auprès des écoles publiques et des forums de carrières pour faire connaître ces métiers. Ils touchent une audience de 33 000 jeunes intéressés par ces métiers. «Cette démarche a permis d’élargir le bassin de talents et de tendre la main à des jeunes qui n’auraient peut-être jamais imaginé faire une carrière dans le luxe. C’est non seulement préparer l’avenir, mais aussi contribuer de manière concrète à un impact sociétal positif.»

Alignement avec le business

Cette stratégie porte aussi ses fruits en termes d’image. «Elle a renforcé la réputation du groupe en tant qu’organisation qui fait grandir ses talents. Cette mobilité interne a également permis de diffuser les bonnes pratiques RH à travers le groupe et de réduire le turnover.» Concrètement, chaque marque présentait sa vision opérationnelle au comité exécutif du groupe avant l’été. «Notre rôle fut ensuite de faire la synthèse et de préparer un plan de relève. Ce travail a demandé une réelle capacité de conviction auprès des maisons parfois réticentes à voir partir leurs meilleurs talents. Mais une fois l’alignement entre capital humain et priorités du business établi, nous pouvions arbitrer les décisions avec clarté et cohérence».

Proximité avec les artisans

Elle rappelle aussi que l’opérationnel et la gestion de la relève vont de pair. «Si vous voulez aligner les ressources humaines aux besoins du business, vous devez connaître la réalité des métiers au quotidien. C’est avant tout une posture: rester connecté au terrain. J’ai toujours tenu à conserver ce lien direct, en terminant régulièrement mes journées dans une boutique ou dans un atelier de création.» En mars 2020, au début de la pandémie, elle suit de près la fin des rénovations de l’hôtel de la Samaritaine à Paris. «Ce fut une période de profonde incertitude. Ce moment a illustré com- bien la rigueur opérationnelle et la capacité à ajuster les priorités sont essentielles dans la conduite d’une transformation, même en période de tension.»

EllesVMH c’est elle

Femme de valeurs, de convictions fortes et travailleuse, Chantal Gaemperle s'est aussi énormément battue pour façonner un univers de travail inclusif et promouvoir les carrières féminines au sein du groupe LVMH. Les femmes représentent plus de 70% des effectifs et la majorité des clients. Elle est à l'origine de l'initiative EllesVMH, qui date de 2007. Alors que le groupe est constitué d'une majorité de femmes, elles sont rares à occuper des postes de direction. Chantal Gaemperle fait bouger les lignes et parvient à augmenter la part des femmes à des postes clés de 22% à 48%. Avec un impact sur la culture LVMH? «Oui, sans doute. La présence des femmes à ces postes clés a permis d'enrichir les points de vue avec une plus grande qualité d'écoute. Toutes les études le montrent, la mixité H+F favorise l'innovation et la performance à long terme des organisations.»

«Prenez des risques»

Plus d’un an après son départ, elle souhaite aujourd’hui transmettre son expérience à la communauté RH. Forte d’un parcours international d’une rare longévité et d’une expertise acquise dans des contextes très différents, elle aspire à inspirer une nouvelle génération de leaders. Ses conseils pour un jeune RH? «Soyez à l’écoute du business et de l’évolution de votre environnement. Osez vous engager sur des thèmes qui ont du sens, même lorsqu’ils bousculent les habitudes. Un leader RH doit parfois prendre des décisions difficiles. Ce qui fait la différence: le courage et l’alignement avec ses valeurs.»

Convictions intactes

Et son bilan personnel des années LVMH? «Après dix-sept années d'un engagement intense, je retiens avant tout la transformation collective rendue possible lorsqu'on place l'humain au centre. Accompagner la croissance d'un groupe tout en préservant son âme artisanale m'a appris que la performance durable repose sur la transmission, l'écoute et la cohérence entre valeurs et actions.» Pour elle, la page LVMH est tournée et ses convictions restent intactes. Aujourd'hui, elle souhaite mettre cette expérience au service de projets et créer du lien entre les générations, entre les savoir-faire et entre les organisations et leurs communautés. «Dans un monde fragmenté où la confiance s'effrite, je suis convaincue que le leadership de demain devra être plus humain, plus responsable, plus aligné. Investir dans les talents, créer du sens, cultiver la confiance, ce ne sont plus des options, mais des impératifs stratégiques. C'est dans cette direction que je souhaite désormais accompagner celles et ceux qui portent la responsabilité de transformer.»


Bio Express

1995 DRH du groupe Merrill Lynch

2001 Membre de la direction RH du groupe Nestlé

2007 Nommée DRH du groupe LVMH

2025 Retour à Lausanne

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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