«Il faut parler de la qualité du travail suisse et non du passeport»
L’impact du flux migratoire sur la culture du travail en Suisse est différent dans les cantons limitrophes, dans les multinationales et selon les secteurs d’activités. Regards croisés.
De g. à d.: Eric Davoine; Sandra Bellani; Roger Matthey. Crédit: Pierre-Yves Massot / realeyes.ch pour HR Today.
Comment la culture du travail suisse a-t-elle évolué depuis l’entrée en vigueur de l’accord sur la libre circulation des personnes le 1er juin 2002?
Sandra Bellani: L’avantage principal est d’avoir facilité le recrutement de certaines ressources qui nous manquaient en Suisse. Les demandes de permis et les processus administratifs ont été facilités, au niveau européen bien entendu. Pour les pays hors UE, cela reste beaucoup plus compliqué.
Cette main-d’œuvre n’existe donc pas en Suisse?
Sandra Bellani: Dans les diverses sociétés de Bouygues Construction en Suisse, nous souhaiterions évidemment pouvoir recruter ces compétences techniques et d’ingénierie en Suisse mais le constat est là, il n’y en a pas assez. Sans cette migration, de nombreux secteurs économiques suisses auraient de la peine à grandir.
Eric Davoine: Cette migration est désirée et donc peu problématique. Cela explique aussi pourquoi les employeurs prennent le temps pour intégrer, expliquer, accueillir et soutenir. Par contre, il peut aussi avoir des migrations moins désirées, en période de crise conjoncturelle par exemple. Ces scénarios ne sont pas à exclure.
Roger Matthey: Clairement, les accords bilatéraux nous ont facilité la vie d’un point de vue administratif. Chez PX Groupe, 30% de nos effectifs sont des frontaliers. Dans le domaine de la production, c’est très difficile d’engager des Suisses. Nous travaillons avec des Portuguais, des Espagnols, des Italiens ou des Turques par exemple. Nous avons besoin de cette main-d’œuvre étrangère. Par ailleurs, certains profils sont difficiles à trouver: un bon contrôleur de gestion par exemple, nos écoles ne les forment pas de la même manière qu’en France. Même problème pour certains profils IT. Cela peut être très difficile de trouver un spécialiste SAP par exemple. Cette situation est parfois frustrante. Nous souhaiterions donner la chance aux collaborateurs suisses, mais ce n’est pas toujours possible.
Combien de candidatures étrangères recevez-vous par poste?
Roger Matthey: Environ deux tiers.
Et chez Bouygues Energies & Services?
Sandra Bellani: Une grande partie des métiers sont à vocation technique: comme par exemple nos monteurs CVCS (chauffage, ventilation, climatisation, sanitaire) avec une grande population d’apprentis. Il y a aussi des différences entre les cantons limitrophes et le reste du pays. A Genève, Bâle, au Tessin et aux Grisons, nous engageons en proportion bien plus de frontaliers. Ailleurs en Suisse, beaucoup moins. Mais sans les frontaliers – il faut être honnête – ce ne serait pas possible. Et la crise sanitaire a mis en exergue cette problématique. Au Tessin par exemple, nous avons dû mettre en place très rapidement toute une organisation en cas de fermeture des frontières. Et cette dépendance aux frontaliers concerne tout le secteur technique ainsi que le secteur de la production.
Eric Davoine: Cette internationalisation du marché de l’emploi n’est pas spécifique à la Suisse. Il s’agit d’un phénomène mondial. En Suisse, il y a par contre plusieurs particularités à souligner. La première concerne les multinationales, autour de Zurich, Bâle et l’arc lémanique. Dès la fin du XXème siècle, la Suisse a attiré en masse des experts très qualifiés avec des profils internationaux et de très hauts niveaux de rémunération. C’est d’ailleurs ce marché lié aux multinationales qui est menacé aujourd’hui.
Connaît-on la part de migrants dans ces multinationales?
Eric Davoine: Ces chiffres sont souvent confidentiels. Ce que l’on peut dire en revanche, c’est que la plupart de ces multinationales sont en train de réduire progressivement leurs effectifs en Suisse. Notamment à cause des changements dans le droit fiscal et de la problématique du franc fort. Ce n’est donc pas qu’une question de politique migratoire.
Les autres particularités de la Suisse?
Eric Davoine: La deuxième particularité de la main-d’œuvre étrangère en Suisse est liée aux zones frontalières, avec des historiques parfois très anciens. Je pense par exemple à l’horlogerie dans l’Arc jurassien ou à l’industrie chimique et pharmaceutique dans la région de Bâle. Un troisième type de main-d’œuvre étrangère est celle des activités de service de proximité.
Le service de proximité?
Eric Davoine: Le tourisme, l’hôtellerie et surtout les soins. La main-d’œuvre étrangère est largement dominante dans le personnel soignant des hôpitaux et des EMS.
D’autres particularités à soulever?
Eric Davoine: Oui. Les hautes écoles suisses n’ont pas de formation pour des profils de qualification dont l’économie a besoin, dans la logistique, la gestion de la qualité industrielle et certains métiers de l’informatique par exemple. Soit parce que les besoins ne sont pas assez importants soit parce que les hautes écoles ne sont pas assez réactives.
Revenons à la culture du travail en Suisse. Comment ce flux migratoire a-t-il impacté l’activité?
Eric Davoine: Les trois populations que je viens de décrire vont impacter différemment la culture du travail en Suisse. Dans les multinationales, la culture n’est pas forcément très suisse. Même chez Nestlé ou Novartis, où certains éléments d’ADN peuvent être suisses, mais nous sommes sur des standards et des pratiques de multinationales.
Et qu’en est-il des secteurs où la main-d’œuvre est moins qualifiée?
Eric Davoine: Nous touchons-là à une autre particularité du modèle suisse: son système d’apprentissage. La Suisse a l’habitude de recevoir les populations étrangères en les socialisant lentement, en leur expliquant les processus de travail. Les entreprises prennent le temps d’expliquer aux migrants le comment et le pourquoi de nos pratiques professionnelles. Cela ne passe pas forcément par des manuels, plutôt par l’accompagnement des collègues et du superviseur. Cette tradition de l’apprentissage explique cette intégration réussie.
Et chez PX Groupe?
Roger Matthey: Nous avons surtout à faire à des frontaliers. Certains considèrent leur travail comme un moyen de subsistance. D’autres sont beaucoup plus impliqués. Et cela va dépendre aussi du contexte. Dans le secteur de la production, les salaires suisses sont trop élevés pour être compétitifs avec l’étranger sur des produits d’exportation. Ce qui explique pourquoi la Suisse est le pays le plus productif au monde. Cette productivité exige de bien s’occuper du personnel, de les développer, de travailler 40 heures par semaine au moins, avec des règlements d’annualisation du travail qui nous permettent d’être très flexibles et un code des obligations peu contraignant.
Vos travailleurs frontaliers s’adaptent-ils bien à ces conditions cadres?
Roger Matthey: En règle générale, oui, cela se passe très bien. Il y a bien sûr des différences culturelles. Les Français, par exemple, sont plus syndicalistes et ont un autre rapport à la hiérarchie.
Ce sont donc les frontaliers qui s’adaptent à la culture du travail suisse plutôt que l’inverse?
Roger Matthey: Oui. Et je pense que c’est important que cela se passe ainsi. Ce serait compliqué de devoir s’adapter à toutes les autres cultures.
Eric Davoine: Nous avons mené plusieurs études dans le secteur horloger et nous avons cherché à rencontrer dans les manufactures de vrais ouvriers horlogers suisses. Nous en avons interviewé quatre. Pas un n’était de nationalité suisse! Par contre, ils se définissaient tous fièrement comme des horlogers suisses. L’enjeu, c’est donc d’expliciter le standard local et d’aider les étrangers à s’approprier une culture de travail locale, en leur montrant comment ça marche.
Sandra Bellani: La situation est très semblable chez Bouygues Energies & Services. Ces frontaliers sont désirés et leur intégration se passe très bien, aussi parce qu’ils habitent en général pas très loin de la frontière. Par ailleurs, nous sommes un gros pourvoyeur de places d’apprentissage, avec environ 450 apprentis en rotation et une centaine de places d’apprentissage offertes chaque année. Et depuis quelques temps nous collaborons avec des associations car nous engageons aussi quelques réfugiés par année. Nous avons par exemple recruté des apprentis afghans, iraniens et somaliens. Ces jeunes sont extrêmement motivés mais ce sont aussi des problématiques compliquées à gérer. De manière générale, la culture du management est très différente en Suisse. Par le passé, au sein du groupe, nous avons eu l’occasion de mettre sur pieds une formation pour sensibiliser à ces différences ou à la multiculturalité en entreprise, adressée autant à nos collaborateurs suisses, qu’allemands ou français. Je le recommande vivement car c’est l’opportunité non pas de dire qui a raison ou qui a tort mais de mieux comprendre les différences de culture. Cela a notamment permis de réduire certains préjugés.
Quels sont les préjugés les plus courants?
Roger Matthey: De croire que les étrangers viennent dans notre pays pour prendre le travail des Suisses. C’est faux. Comme dit plus haut, de nombreuses entreprises suisses, grandes ou petites, peu importe le secteur d’activité, ont besoin de ces travailleurs étrangers.
Ils ne sont donc pas en train de prendre du travail aux Suisses?
Roger Matthey: Non. Par contre dans le domaine des multinationales, je suis plus mitigé. J’ai vu des départements RH composés à deux tiers d’étrangers, ce qui n’est pas justifié. Ces compétences existent en Suisse.
Quels ont été les défis les plus difficiles à relever en termes d’intégration?
Sandra Bellani: La principale difficulté est de distinguer la qualification du diplôme. Est-ce qu’un niveau d’étude ou d’apprentissage étranger correspond aux compétences attendues en Suisse? Car selon les métiers, techniques ou non, ce ne sont pas les mêmes référencements qualitatifs, ni les mêmes normes.
Eric Davoine: Oui. Il s’agit de réfléchir en termes de compétences plutôt que de qualifications. L’exemple des architectes est édifiant. En France, ils sont en général formés dans des écoles de Beaux-Arts alors qu’en Suisse un architecte, c’est avant tout un ingénieur qui construit. Recruter à l’étranger, cela implique de regarder au-delà de l’intitulé d’un diplôme, d’un certificat ou d’un label et de comprendre ce que les gens savent faire réellement.
Roger Matthey: Je rejoins ce qui a été dit. En Suisse, le papier compte beaucoup moins que les compétences acquises. Les apprentissages en Suisse sont de très bonne qualité par exemple. Alors qu’une formation universitaire française a parfois moins de valeur. Cela exige des réajustements.
D’autres préjugés qu’il faut combattre?
Sandra Bellani: Il y en a beaucoup mais ils s’effacent en général assez vite quand vous donnez des clés de compréhension. Je me souviens par exemple de la réaction de certains collaborateurs suisses quand des cadres français arrivaient. Les Suisses chuchotaient: «Il faudra leur apprendre la ponctualité ou leur dire qu’ils ne nous prennent pas de haut» Ce sont des détails mais c’est important de les expliciter et de comprendre ces différences. Personnellement, lors de mes premières séances au siège du groupe Bouygues à Paris, j’ai aussi dû apprendre à m’imposer. Je levais la main sagement avant de prendre la parole (sourire)... J’ai aussi compris que mes feedbacks spontanés étonnaient. Ils ont un autre rapport à l’autorité et ce sont des petites choses qui nécessitent des ajustements dans les deux sens.
Revenons sur les défis?
Eric Davoine: Un autre enjeu est la formation des personnes qui vont accueillir ces travailleurs étrangers. Si cette migration est désirée, elle n’est malheureusement pas désirée par tous les collaborateurs de l’organisation. Cela exige donc de soigner l’accueil qui leur sera fait.
Un autre enjeu?
Eric Davoine: Le risque de sous-communautés nationales dans les entreprises, par exemple les ingénieurs français dans certaines entreprises industrielles ou le personnel soignant portugais dans certains EMS. Quand un employeur est très content d’un profil de qualifications, il aura tendance à recruter d’autres personnes de la même origine. Avec le risque à un moment de créer des déséquilibres dans les équipes, des communautés, des groupes qui commencent à établir des règles et des normes contre les règles de l’organisation.
L’intégration des travailleurs étrangers en Suisse est un sujet politiquement sensible, comment éviter de tomber dans les discours clivants?
Roger Matthey: C’est une affaire de culture d’entreprise. Si la stratégie est clairement définie et bonne, les gens se rendent assez vite compte qu’il faut certaines compétences pour aller dans cette direction. Cela devient même une obligation pour maintenir l’activité en Suisse. Cette intégration va poser tout un tas de petits problèmes qu’il faudra régler. Mais de manière générale, si la stratégie est clairement explicitée, les choses se passent bien.
Sandra Bellani: Absolument. Si vous avez une culture d’ouverture, vous serez en mesure de prendre le temps pour comprendre les problématiques et prendre des mesures d’explications et de partage afin que chacun ait une meilleure compréhension. Je constate aussi que dès que les compétences sont au rendez-vous, les problèmes s’amoindrissent. L’un des enjeux RH est de créer du lien pour que les gens arrivent à se comprendre et à s’accepter.
Eric Davoine: La Suisse est un pays où la valeur travail coûte cher et la plupart des entreprises suisses sont condamnées à une stratégie de différenciation. Elles doivent éviter une stratégie de faibles coûts, et miser sur la différenciation du service ou du produit, basé sur la qualité du travail. C’est important d’expliciter ce contexte particulier. En définitive, c’est la culture de la qualité qui nous permet de vendre plus cher. Pour intégrer, il faut donc parler de cette qualité du travail suisse et non du passeport.
Les intervenants
Eric Davoine est professeur de gestion des ressources humaines à l’Université de Fribourg depuis 2003. Il est aussi IP leader pour les Centres de compétences FNS On-the Move (Neuchâtel) et LIVES (Lausanne/ Genève) sur la migration et la mobilité.
Sandra Bellani est la DRH chez Bouygues Energies & Services (5500 collaborateurs, siège à Zurich) depuis le 1er janvier 2019. Elle est dans le groupe Bouygues Construction depuis 11 ans.
Roger Matthey est le DRH chez PX Groupe à La Chaux-de-Fonds depuis 2018 (550 collaborateurs).