Portrait

Il révèle l’individu sous la ressource

Le sociologue des organisations Jean-François Chanlat a créé une nouvelle lecture de la vie en entreprise avec son ouvrage fondamental «L’individu en organisation. Les dimensions oubliées». De passage à Lausanne, il revient ici sur les traces laissées par ses travaux.

Son aura le précède. Il est une des «stars» du milieu intellectuel français de la vie en organisation. Reconnu par ses pairs, estimé et applaudi, il n’a plus grand’chose à prouver. Ce qui explique la nervosité d’HR Today durant les minutes qui précèdent l’entretien. Jean-François Chanlat était de passage à Lausanne en mai 2013 pour donner son avis critique sur un travail de doctorat en santé au travail. Il arrive pile à l’heure au troisième étage du bâtiment Géopolis de l’Université de Lausanne. Comme c’est souvent le cas avec les célébrités, il paraît plus petit en vrai. Sa poignée de main est par contre bien là. Ni une, ni deux, il repère son siège, s’assied et nous demande si on a pu mettre la main facilement sur ses livres. Ce sera le début d’un long monologue d’une heure vingt (parsemé de quelques relances). Il faut se rendre à l’évidence: on ne coupe pas aisément la parole à un pape de la vie en organisation.

Voici donc l’intellectuel français qui a révolutionné la lecture de la vie en entreprise. Aujourd’hui professeur de management à l’Université de Paris Dauphine, il a publié en 1990 «L’individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées». Vendu à plus de 20'000 exemplaires, ce livre est devenu un classique de la littérature managériale européenne et sud-américaine. Car Jean-François Chanlat est un des premiers penseurs européens à offrir un contrepoids à la vision très fonctionnaliste et mécaniste des théories américaines de la gestion du capital humain. En clair, Jean-François Chanlat et son équipe (l’ouvrage est un collectif), montrent que l’être humain ne peut pas se réduire à une «ressource ou une variable à maîtriser». Les individus sont bien plus que cela. Sa thèse est fort bien résumée sur la quatrième de couverture: «Etre de pensée et de parole, enraciné dans l’espace et dans le temps, être de désir et de pulsion qui se construit dans son rapport avec l’autre, être symbolique pour qui la réalité doit avoir un sens, être aux prises avec la souffrance et le plaisir que procure la vie, l’individu ne peut se réduire à un objet.»

Il révèle la diversité et l’unicité de l’individu en organisation

En allant puiser dans la linguistique, la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, l’anthropologie et l’histoire, Chanlat révèle la diversité et l’unicité de l’individu en organisation. Il adopte donc une approche pluridisciplinaire pour accéder à une meilleure compréhension de la vie en organisation, complexe par définition. Il ouvre son grand livre (837 pages) avec un chapitre passionnant sur les fonctions oubliées du lan-gage dans l’action managériale.

En citant le philosophe Wittgenstein, il pose d’entrée que «le langage est bien plus qu’un véhicule qui sert à faire passer des messages». Oui, le langage est structurant, c’est-à-dire qu’il participe à la construction identitaire des individus. Le langage a par exemple une fonction représentative. Il explique: «Il y a un lien très fort entre la pensée et la langue. Plus on a une langue riche, plus on pourra penser finement la réalité complexe.» Un exemple? «Mon ami, le linguiste Alain Bentolila assistait un jour à une séance de tribunal en banlieue parisienne. Le prévenu est un jeune délinquant. Le juge lui demande des précisions. Le type est emprunté, ne trouve pas les mots pour expliquer son geste. Le juge s’impatiente et lui lance: «Vous n’êtes pas capable de me répondre!» Humilié, le prévenu explose et frappe violemment le magistrat. Le jeune était venu pour un délit mineur, il est reparti avec une peine de prison ferme... Voyez-vous, le langage est bien plus qu’un véhicule à messages».

D’accord, mais quel lien avec la vie en organisation? Jean-François Chanlat: «Les discours anti-intellectuels sont courants dans les milieux du management. Quand j’entends un dirigeant dire: «J’abhorre la théorie, je suis quelqu’un du terrain», je lui réponds: «Vous n’êtes pas un homme de réflexion? Vous êtes donc dans le réflexe permanent...». Si on ne pense pas à son action, on est dans l’ordre de l’automatisme. Ces discours managériaux n’ont aucun sens. Il n’y a pas de pensée sans un lien avec la réalité. Et vice et versa. Et tout cela passe par le langage.»

«Le management est hanté par les meilleures pratiques»

Les sciences sociales aident donc à comprendre le sens que chaque individu donne à une action dans un certain contexte? «Oui. Autre exemple: le management est très souvent axé sur l’efficacité et l’efficience. Mais beaucoup de gens confondent ces deux termes. L’efficacité est l’atteinte des objectifs. L’efficience est l’optimisation des moyens par rapport à ces objectifs. Mais si on pense efficacité uniquement à travers l’efficience, à un moment donné, cela ira à l’encontre de l’efficacité. Car vous allez tellement optimiser les choses que vous n’êtes plus efficace du tout. Le management est hanté par les meilleures pratiques et l’optimisation. Avec des résultats parfois catastrophiques.»

Et que pense-t-il du boom des séminaires de motivation? «Les théories sur la motivation sont apparues quand le sens au travail a disparu. Dans mon livre, Burkard Sievers, psychologue du travail allemand, dit que la motivation est un ersatz de significations. Car si les individus ont du sens, ils n’ont plus besoin de motivation. Les managers parlent beaucoup d’éthique aujourd’hui. Mais nul besoin de parler d’éthique à un bon artisan. Pour lui, l’éthique est incorporée dans son métier.» Alors pourquoi insiste-t- on tellement sur l’éthique aujourd’hui? «Car il n’y en a plus. Idem avec la coopération, tout le monde en parle car les gens ne coopèrent plus.»

En 1990, quand paraît son ouvrage, toutes ces dimensions sont rarement évoquées dans les écoles de management. Depuis, elles ont ressurgi dans l’agenda public à cause notamment de la vague de suicides chez France Telecom au début des années 2000. «Les effets du management et de l’organisation du travail sur la santé, j’en parle depuis 26 ans», pointe-t-il. Proche du psychanalyste Christophe Dejours et du sociologue Renaud Sainsaulieu (décédé en 2002), Jean-François Chanlat est un poids lourd de l’intelligentia française. Dans les pays anglo-saxons pourtant, ses travaux sont peu distribués. «Les dimension oubliées» n’a jamais été traduit en anglais. Et il a fallu attendre 2001 pour voir les premiers ouvrages anglo-saxons traiter du langage et de la temporalité en entreprise. Au Brésil par contre, où il est lu en portugais, il est devenu une référence.

Entre-temps, Jean-François Chanlat a orienté ses recherches sur les questions de diversité et d’interculturalité*. «Ces sujets deviendront incontournables. Les gens se déplacent de plus en plus. Et s’ils ne parviennent pas à se comprendre, il y aura de la casse. Si les autres ne procèdent pas comme nous, ce n’est pas parce qu’ils sont idiots. C’est peut-être parce que cela a un sens pour eux. On peut être performant avec des modèles très différents. Mais ce n’est pas forcément transférable de but en blanc. Cela doit être repensé en fonction des contextes. Il n’y a pas de «one best way», malgré ce que la plupart des livres de management essaient de vous faire croire.»

Gardien de but, bac en 1968 et passionné de sociologie

Lui-même, forcément, est unique et multiple à la fois. Né à Paris en 1950, le cadet d’une fratrie de cinq garçons, il a failli devenir footballeur professionnel. Gardien de but talentueux, il rate de peu une sélection en équipe nationale junior. Ses parents sont épiciers en gros. Il passe son bac en 1968. Lanceur de pavés? «Non, pas vraiment. J’étais plutôt observateur. Les deux dernières années avant le bac j’ai beaucoup travaillé.» Alors qu’il s’intéresse à l’économie du droit, son frère lui conseille de s’inscrire à HEC Montréal. Le Canada des années 1970 cherche à attirer les cerveaux européens. Là-bas, il se découvre une passion pour l’humain et commence à étudier la sociologie. Gros bosseur, il devient assistant, lit les œuvres sociologiques et prépare les bibliographies de ses profs. Il rédige ensuite une des rares maîtrises sur les travaux de sociologie de Raymond Aron. Puis est recruté comme professeur de sociologie à HEC Montréal. Il y restera 23 ans. L’entretien se termine. Jean-François Chanlat propose de poursuivre la discussion autour d’un verre. On l’emmène au Café de Grancy à Lausanne. Il opte pour une bière artisanale. La discussion dévie sur sa fille unique. Ses yeux s’illuminent. «Elle étudie l’histoire à l’école normale sup. Je viens de relire son mémoire sur les colonies françaises en Inde. J’ai de quoi être fier», glisse-t-il en terminant son verre.

* Sur ces questions, Jean-François Chanlat a notamment publié: La gestion en contexte interculturel, Presses de l’université Laval (2008). L’ouvrage sera publié en anglais en septembre 2013.

Bio express

  • 1950 Naissance à Paris
  • 1968 Baccalauréat à Paris
  • 1990 Publie «L’individu en organisation. Les dimensions oubliées»
  • 2002 Nommé professeur à l’Université Paris Dauphine

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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