Leçons de théâtre

«Je ne suis aucunement angoissé»

Comment interpréter cette citation tirée de la pièce «Le dieu du carnage» de Yasmina Reza? L'analyse de Fabien Noir, comédien et consultant.

Alain: Véronique, je ne suis on ne peut plus concerné. Mon fils blesse un autre enfant.
Véronique: Volontairement.
Alain: Vous voyez, c’est ce genre de remarque qui me raidit. Volontairement, nous le savons.
Véronique: Mais c’est toute la différence.
Alain: La différence entre quoi et quoi? On ne parle pas d’autre chose. Notre fils a pris un bâton et a tapé le vôtre. On est là pour ça non?
Annette (épouse d’Alain): c’est stérile.
Michel (époux de Véronique): Oui, elle a raison, ce genre de discussion est stérile.
Alain: Pourquoi éprouvez-vous le besoin de glisser «volontairement»? Quel type de leçon je suis censé recevoir?
Véronique: Ecoutez, nous sommes sur une pente ridicule, mon mari est angoissé par d’autres affaires, je reviens ce soir avec Ferdinand et on va laisser les choses se régler naturellement.
Alain: Je ne suis aucunement angoissé.
Annette: Eh bien moi je le suis.
Michel:  Nous n'avons aucune raison d'être angoissés.
Annette: Si.

Interprétation managériale de l’extrait

La phrase «Je ne suis aucunement angoissé» est prononcée par le personnage d'Alain, dans une situation où il prétend ne pas être anxieux en dépit des tensions croissantes entre les parents (principe de contagion émotionnelle) et en dépit de ses craintes relatives à des enjeux professionnels en cours (principe de l’empreinte émotionnelle résiduelle). Ces craintes s’amalgament et s’entrechoquent de manière inconsciente dans son cerveau et elles aboutissent à une négation de son réel état émotionnel.

Alain semble afficher une posture de maîtrise émotionnelle, cherchant à rassurer son entourage face à une situation potentiellement conflictuelle. Dans un cadre professionnel, ce type de réaction se retrouve souvent chez des managers ou collaborateurs qui cherchent à projeter une image de calme et de contrôle, même lorsque la situation recèle des périodes de tension ou d’incertitude, ou que lui-même est rongé par des dialogues internes. Cette façade d’assurance possède l’utilité d’apaiser les inquiétudes, mais sans une véritable régulation émotionnelle physiologique (principe, entre autres, de régulation de son cortex préfontal, zone située entre les deux yeux) ou cognitive (principe de désactiver sa machine à pensées négatives), elle masque les ressentis réels, les vrais besoins personnels, et elle engendre un climat de déni émotionnel, dont la latence est un risque managérial. J’appelle cela l’effet boomerang des conflits larvés, que les conflits soient interne (moi avec moi) ou externes (moi avec les autres).

La pièce soulève aussi des questions sur la fragilité des relations humaines, la difficulté de communiquer ses émotions et l'importance de la théâtralité dans nos interactions (principe de l’importance des expressions corporelles, faciales et langagières des émotions, tel un jeu d’acteurs). Elle montre comment des situations apparemment anodines peuvent dégénérer en confrontations agressives, révélant les pulsions primaires qui sous-tendent notre comportement. 9 pensées angoissantes sur 10 étant le fruit de notre imaginaire: ah survie quand tu nous tiens! 😉

Une voie de développement professionnel réside dans l’amélioration de son intelligence émotionnelle. Selon Reuven Bar-On, inventeur du 1er test mondial d’intelligence émotionnelle au début des 90’s (EQ-i), cette discipline se caractérise par la capacité à:

  • Percevoir ses émotions de manière consciente.
  • Les exprimer et les gérer de manière appropriée.
  • Comprendre les émotions des autres.
  • Utiliser cette conscience pour favoriser la qualité des rapports humains et de la vie professionnelle.

Elle s’articule autour de 5 domaines et 15 compétences clefs:

Schéma

Dans notre cas, Alain illustre la compétence d’expression de ses émotions mais manque probablement de conscience émotionnelle, d’indépendance et de sens de la réalité puisqu’il ne reconnaît pas sa propre inquiétude et sa tempête émotionnelle.

Les autres théories scientifiques (p.e. Goleman, Salovey & Mayer, Scherer ou encore Barrett) sous-tendent les mêmes principes, avec parfois certaines nuances telles l’existence d’émotions de base ou la théorie des émotions construites.

Scénario possible dans le contexte professionnel

Dans le service financier d’une grande entreprise, une erreur de saisie a entraîné un décalage majeur dans les prévisions mensuelles. Alain (Chief Financial Officer), Sophie (Business Intelligence Analyst), Julien (contrôleur de gestion) et Fatou (Responsable comptable) se retrouvent en réunion de crise.

Alain (calme, détaché):
Bon. On a identifié une erreur dans les prévisions de trésorerie du mois dernier. Ce n’est pas dramatique. Je ne suis aucunement angoissé.
Sophie (fronçant les sourcils):
Oui, enfin… Le décalage est de plus de 200 000 CHF. Et les prévisions à court terme sont impactées. On a reçu un appel tendu ce matin avec la direction générale.
Alain (sèchement):
Je comprends, mais il faut garder la tête froide. Ce genre d’écart arrive dans toutes les boîtes. L’important, c’est de ne pas dramatiser.
Julien (tentant d’intervenir avec prudence):
D’accord, mais peut-être qu’on devrait revoir le process de validation des données sources. On est plusieurs à ne plus trop savoir qui valide quoi.
Alain (coupant la parole):
Je ne pense pas qu’on n’a besoin de tout réinventer. Restons concentrés sur l’essentiel. Fatou, tu peux juste vérifier les chiffres du prochain mois, d’accord?
Fatou (gênée):
Je peux, mais… honnêtement, je me sens un peu seule là-dessus. On court après les délais, et parfois je ne reçois pas les données à temps. Je le dis depuis un moment...
Alain (soupirant, regardant sa montre en pensant à son RDV avec la direction IT relatif à la mise à jour retardée de l’ERP SoAP 6.66, un handicap pour la clôture annuelle):
Fatou, je sais que c’est lourd parfois. Mais ce n’est pas le moment de parler de ressentis. Ce qu’il nous faut, c’est de la rigueur, pas de l’émotion.
Sophie (intervient doucement):
Je pense que si on en parle, c’est justement parce qu’on veut améliorer les choses… On sent tous une tension.
Alain (abruptement):
Il n’y a pas de tension, on ne va pas se disperser. Chacun se concentre sur ses tâches, on se revoit la semaine prochaine.

Afin d’adopter une approche émotionnellement intelligente, je pourrais suggérer à Alain de:

  • Conscientiser et dire: «Je suis inquiet et je veux que l’on règle ça ensemble.» Former les managers à l’identification de leur pattern émotionnel.
  • Proposer: un rituel de partage émotionnel en réunion (début et fin) et valoriser les comportements émotionnellement intelligents.
  • Agir: activer son sens de la réalité et, p.e. déléguer en nommant un responsable pour ajuster les outils de validation
  • Rassurer: instaurer un suivi hebdomadaire pour rassurer l’équipe.
  • Resynchroniser le collectif: une fois les émotions verbalisées, inviter à l’action constructive: «Maintenant que nous savons ce que chacun ressent, quelles sont nos premières actions concrètes?

A l’ère des soft skills, de l’employabilité et de l’apprentissage tout le long de la vie, je suis intimement convaincu que l’intelligence émotionnelle est une composante stratégique de développement des organisations. A titre personnel, je réalise ô combien mes années d’expérience de comédien, certes amateur ou semi-pro, m’aident à la collaboration professionnelle.

Clap de fin, et rendez-vous au prochain numéro de HR Today!

Ressources complémentaires

Ouvrage de référence:
Manager grâce à votre intelligence émotionnelle, Ilias Kotsou, ed. de Boeck Supérieur (2023)

Podcast: 
L’assertivité, c’est quoi?

TEDx:  
L’angoisse, la peur du XXie

commenter 0 commentaires HR Cosmos
Fabien Noir
Texte: Fabien Noir

Fabien Noir est comédien consultant, il mets en mouvement les managers et les organisations, pour plus d’adaptation comportementale et stratégique. Lien: ekima.ch

 

Plus d'articles de Fabien Noir

Cela peut vous intéresser