«Rien à faire»
Comment interpréter cette citation tirée de «En attendant Godot» de Samuel Becket? L'analyse de Fabien Noir, comédien et consultant.

Photo: Ümit Bulut / Unsplash
Extrait de la pièce «En attendant Godot » de Samuel Becket, scène 1
ESTRAGON (renonçant à nouveau à enlever sa chaussure) : Rien à faire.
VLADIMIR : Je commence à le croire. (Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable, tu n'as pas encore tout essayé.
[…]
E. : Tu crois ?
V. : Je suis content de te revoir.
[…]
E. : Moi aussi.
V. : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t'embrasse. (Il tend la main à Estragon.)
E. (avec irritation) : Tout à l'heure, tout à l'heure. (Silence.)
[...]
V. (accablé) : C'est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900.
E. : Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.
V. : [...] Maintenant il est trop tard. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.) Qu'est-ce que tu fais ?
E. : Je me déchausse. Ça ne t'est jamais arrivé, à toi ?
V. : Depuis le temps que je te dis qu'il faudrait les faire ressemeler.
E. : Pourquoi tu ne me laisses jamais dormir ?
V. : Je me sentais seul.
E. : J'avais fait un rêve merveilleux.
V. : Ne me le raconte pas.
E. : C'est peut-être pour ça que je dormais, pour l'oublier.
[…]
V. : C'est la faute au milieu. Il n'y a pas de doute.
E. : Nous avons changé ?
V. : Attends que je réfléchisse. (Il se recueille.)
E. : Ça ne vaut pas la peine de réfléchir.
V. : Nous avons changé de milieu.
E. : Je ne parle pas de ça. (Silence.)
V. : Notre savane.
E. : Regarde cette saloperie. (Il montre sa chaussure.) Je n'en peux plus.
V. : Tu imagines que c'est mieux ailleurs ?
E. : Je ne sais pas.
V. : Nous serions morts aujourd'hui.
E. : Nous serions morts hier.
Interprétation managériale de l’extrait
«Rien à faire», phrase prononcée par Estragon au tout début de la pièce, incarne parfaitement un état de résignation face à l’inaction. Alors qu’il tente d’enlever sa chaussure, il abandonne presque immédiatement, affirmant que toute tentative est vaine. Cette attitude reflète non seulement une fatigue physique, mais également un état d’esprit plus profond, ancré dans une attente que je pourrais qualifier de passive, le tout accompagné d’une perte de contrôle perçue sur le cours des événements.
Cette expression emblématique de cette pièce, qui tourne autour de l’absurde, trouve un écho frappant en management, notamment dans les phénomènes de procrastination organisationnelle et d’impuissance apprise. Il est courant d’observer des organisations où les décisions sont reportées, les responsabilités diluées ou les actions bloquées. Cela se traduit par des séances inefficaces, des décisions qui stagnent et, in fine, une culture où l’inaction devient une norme implicite. C’est le cas lorsqu’un employé ou une équipe voit systématiquement ses initiatives ignorées ou contrecarrées par divers facteurs (bureaucratie, instabilité stratégique, le adership autoritaire) : le fait d’intérioriser l’idée que toute action est inutile devient une pensée naturelle compréhensible.
Un concept managérial qui corroborerait ces comportements apathiques réside dans la théorie la sécurité psychologique, développée par Amy Edmondson, professeure de leadership à la Harvard Business School. Sa matrice à 4 quadrants cartographie les collaborateurs, respectivement les équipes, selon 2 critères : le sentiment de sécurité vs le niveau de responsabilisation. Vous vous doutez bien que l’initiative est l’élément sous-jacent à l’analyse.
La sécurité psychologique pourrait se définir ainsi :
- Capacité à partager des idées, des questions et des préoccupations sans craindre de répercussions personnelles
- Capacité de se montrer et de s’utiliser soi-même sans craindre les conséquences négatives sur l’image de soi, le statut ou la carrière
- Conviction partagée que l’équipe est sûre pour la prise de risques interpersonnels
Comment inverser la tendance face à des comportements de ce type ? Un manager, conscient, optimiste et désireux de briser cette spirale, pourra :
- Faire son propre check-up de transparence (pratiquer l’introspection)
- Prendre en compte les besoins individuels et questionner le cœur ouvert (séance 1-on-1)
- Donner des exemples de parole exprimée qui a changé positivement les choses (mobiliser la mémoire collective)
Valoriser les petites actions (s’engager dans le feedback de valorisation) - Autoriser le doute, même au sommet de l’organisation (humaniser le rôle de manager)
- Offrir des espaces pour progresser (formations, coaching, co-développement)
Scénario possible dans le contexte professionnel
Imaginons une entreprise technologique où l’équipe d’innovation a subi plusieurs années de changements stratégiques incohérents. Plus de 60% des nouveaux projets de développement sont abandonnés avant d’aboutir, les efforts sont régulièrement annihilés par des choix internes dont les critères sont vagues, ou bien encore des ingénieurs et machines sont alloués à d’autres départements de l’organisation.
Lors d’une réunion de planification, Lorenzo, un ingénieur en électronique de puissance, visiblement désabusé, prend la parole : « Pourquoi aller proposer cette nouvelle fonctionnalité software au comité R&D ? D’ici 3 mois, tout sera annulé…comme d’hab’ ! On sait tous comment ça finit. Autant attendre la prochaine bonne idée imposée des boss. » Tiens, tiens, cela me rappelle nos 2 vagabonds de Godot…
Son manager pourrait répondre en activant plusieurs leviers :
- En encourageant une nouvelle tentative: « Je te comprends Lorenzo. Cette fois, j’aimerais que nous réfléchissions ensemble à comment mieux présenter l’idée de brevet pour qu’elle soit acceptée, p.e. en s’appuyant sur ton benchmarking concurrentiel ? »
- En donnant de la marge de manœuvre : « A cette occasion, veux-tu tester la nouvelle IA intégrée dans notre plateforme de veille technologique et sortir un état de l’art sur les brevets ? »
- Donnant des exemples concrets de succès passés : « Rappelles-toi, il y a 3 mois, nous avons insisté sur une nouvelle approche de détection de perte de signal et cette solution technique a été adoptée par la direction. »
- Valorisant l’action et non uniquement le résultat : « Le but n’est pas de convaincre du premier coup, il est de tester et d’améliorer progressivement nos compétences pour permettre à notre organisation d’offrir de la valeur à nos clients. »
Au-delà de son aspect visuel qui simplifie une réalité humaine complexe, j’apprécie cette théorie car elle offre au manager un territoire de réflexion et de cases d’actions. Je l’utilise personnellement également dans des approches de gestion du changement.
Ressources complémentaires
Ouvrage de référence: N. Delobbe, O. Herrbach, D. Lacaze, K. Mignonac (2005) - Comportement organisationnel - Vol. 1 - Contrat psychologique, émotions au travail, socialisation organisationnelle
Podcast: La confiance, comment ça marche?
YouTube: TedX - The Social Exchange Theory