Individu vs Organisation

La gestion des carrières ne répond plus au nouveau partage des tâches parentales

Le modèle actuel d’organisation des carrières ne correspond plus à la société moderne. En s’appuyant sur leurs recherches, les sociologues du travail de l’Université de Lausanne Nicky Le Feuvre et Magdalena Rosende préconisent de repenser la gestion des ressources humaines en adoptant une nouvelle vision de l’égalité des sexes. 

Favoriser les femmes aux postes à responsabilité, favoriser le temps partiel, ou aménager des horaires conciliants? Tout cela nécessite que l’entreprise se réorganise autour du nouveau rapport des hommes et des femmes à la vie professionnelle. Il suffit donc de faire les choses différemment. Comme, par exemple, de mettre en place des systèmes de suppléance, de tandem, de partage des responsabilités.

Or, le monde du travail semble encore fonctionner sur un modèle révolu qui s’appuie sur la différence des sexes. Retour sur cette problématique avec les sociologues du travail, Nicky Le Feuvre et Magdalena Rosende, respectivement professeure et responsable de recherche à l’Université de Lausanne. Spécialistes dans l’étude du monde professionnel et de ses fonctionnements, elles s’intéressent plus particulièrement aux inégalités de carrière selon le sexe. 

Quels sont les principaux changements apparus dans la société moderne, notamment pour les femmes?

Nicky Le Feuvre: D’un point de vue général, on observe une hausse spectaculaire du niveau de qualification des femmes. Aussi bien en Suisse qu’en Europe, cette population est désormais majoritaire parmi les diplômés dans les formations tertiaires. Ce résultat est édifiant puisque pendant longtemps, on a considéré que ce n’était pas primordial que les femmes fassent des études et donc des carrières. Désormais, elles sont de plus en plus qualifiées, notamment dans des métiers de service où le potentiel de développement économique est plus élevé. En parallèle, on constate aussi une augmentation de l’incertitude sur le marché de travail qui affecte les modèles de trajectoires professionnelles. Désormais, le modèle où l’on exerçait le même métier de manière stable toute sa vie est révolu. Autrefois, les hommes savaient qu’ils auraient une trajectoire de carrière continue avec des promotions prévisibles, au sein d’une même entreprise. Maintenant, ils changent plusieurs fois d’entreprises au cours de leur existence. On assiste donc à une individualisation des parcours. Finalement, le devenir professionnel devient plus incertain. 

Magdalena Rosende: Les personnes peuvent ainsi rencontrer des périodes sans emploi, de chômage ou d’interruptions de carrière liées à une autre activité. Ou encore de réorientations professionnelles. On n’exerce plus le même métier dans le même secteur jusqu’à sa retraite. 

Quelle autre observation ressort de vos études ?

NL: Autrefois, cette mobilité sur le marché du travail était la caractéristique principale des trajectoires féminines, qui étaient interrompues, notamment en fonction des événements familiaux. Ces processus ont aussi amené une tendance à déqualifier le travail des femmes. Aujourd’hui, ces évolutions concernent aussi les hommes. 

Quelles sont les possibilités de faire carrière actuellement pour les hommes et les femmes? 

NL: Il y a deux possibilités pour suivre un parcours professionnel. Pour commencer, les hommes restent sur des trajectoires plutôt continues et ascendantes, mais avec plus d’incertitudes liées au marché de l’emploi qu’autrefois. Quant aux femmes qualifiées, elles ont des trajectoires de plus en plus continues en emploi. Autrement dit, les hommes et les femmes vont désormais suivre des trajectoires de carrière similaires avec les mêmes enjeux. 

MR: En termes de comportement, on voit que les trajectoires professionnelles féminines sont beaucoup plus continues que par le passé. Aujourd’hui, elles sont de plus en plus nombreuses à poursuivre leur carrière, soit à plein temps, soit avec des périodes à temps partiel. Et éventuellement avec un retour au 100 pour cent par la suite. Ce modèle est propre à la Suisse. Il n’existe pas (ou plus) dans les autres pays européens. Il s’agit d’une question d’organisation sociétale générale, de système scolaire et de prise en charge des enfants qui apparaît comme très peu conciliable avec le travail rémunéré féminin. En Suisse, près de trois femmes sur cinq (57,2 pour cent selon l’OFS) sont employées à temps partiel, soit un taux très élevé. 

Quels sont les principaux enjeux pour les femmes dans le monde professionnel?

NL: D’un point de vue de la GRH, s’occuper différemment des carrières des hommes et femmes ne posait pas de problème auparavant. En gros, les femmes occupaient des emplois et leurs homologues masculins faisaient carrière. On pensait qu’il était important qu’un homme fasse carrière car il apparaissait comme le pourvoyeur principal de ressources qui devait faire vivre toute sa famille. Cela supposait donc que la femme avait un mari subvenant à ses besoins, notamment en cas d’interruption d’activité pour raisons familiales. Or avec l’instabilité croissante des relations conjugales et l’augmentation du niveau de qualification des femmes, la situation a évolué. De nos jours, de nombreuses femmes doivent s’assumer toutes seules. Le modèle de gestion des RH différencié en fonction des sexes engendre de sérieux problèmes de société et d’efficacité pour les entreprises. 

Quelles difficultés avez-vous relevé?

NL: Nos travaux montrent qu’il s’agit avant tout d’un problème de modèle de société. Le modèle de carrière utilisé est formaté par le postulat de l’homme pourvoyeur numéro un de fonds. Par conséquent, les entreprises pouvaient demander une disponibilité totale à leurs employés masculins, ces derniers étant déchargés de toutes les préoccupations de la vie quotidienne par leurs épouses. Ce modèle de carrière est difficilement accessible pour les femmes qui ne peuvent pas compter sur le soutien du conjoint dans la gestion de la vie privée. De ce fait, elles étaient (sont encore) souvent perçues comme moins engagées et moins disponibles. Aujourd’hui, le modèle trouve des limites. Les hommes ont de moins en moins de femmes qui font tout à la maison, car elles restent en activité. L’individualisation et la fragilisation des parcours professionnels concernent tout le monde. Les hommes risquent désormais de connaître des périodes de chômage ou de déclassement professionnel et les femmes veulent valoriser pleinement leurs qualifications et expériences professionnelles. Le modèle antérieur est donc dysfonctionnel pour tous, y compris pour les entreprises. Il est susceptible d’engendrer des problèmes de burnout et autres problèmes de santé. 

Quelles solutions préconisez-vous ?

NL: Il faut commencer par admettre qu’aussi bien les hommes que les femmes doivent pouvoir concilier travail et famille. Le modèle de carrière doit donc être repensé avec les mêmes contraintes pour les deux sexes. 

MR: Les recherches montrent qu’il y a un changement au niveau de la perception que les hommes ont de leur carrière. Ils ressentent plus cette exigence d’implication dans la sphère privée. Les hommes des jeunes générations ont un rapport différent avec les normes professionnelles en termes de mobilité géographique et de disponibilité. On observe certains changements dans leur rapport au travail, car on leur demande d’être plus présents à la maison avec leurs enfants. Surtout qu’ils savent que leur carrière n’est pas assurée comme par le passé. Le contrat de confiance avec l’entreprise a évolué. 

Justement, comment a évolué le contrat de confiance selon vous? 

NL: Avant, le cadre était assuré d’avoir un poste dans la même entreprise, des perspectives très claires d’évolution de carrière et un niveau de rémunération relativement élevé. En contrepartie, on lui demandait d’être dévoué à sa firme pour réaliser les projets. A présent, le contrat de confiance est entamé par la flexibilisation généralisée du marché du travail. Les cadres n’acceptent plus aussi facilement les contraintes de disponibilité temporelle et de flexibilité, car ils ne sont plus certains de leurs perspectives d’emploi à moyen et long terme. L’ancien modèle dominant de gestion des ressources humaines est donc en crise. 

Alors comment s’adaptent les entreprises à ces changements? 

MR: Un certain nombre d’entreprises adoptent des mesures pour promouvoir les femmes dans le monde professionnel. Ces mesures ne concernent pas forcément les catégories de cadre ou de dirigeant, car ces postes existent rarement à temps partiel. Pourtant, d’autres activités caractérisées par des responsabilités peuvent être exercées à temps partiel. Prenons l’exemple de l’enseignement. Si un professeur travaille à plein temps ou à temps partiel, la qualité de ses cours ne changent pas. Alors pourquoi un cadre ne pourrait pas exercer à temps partiel? Il faut oser penser d’autres modèles. 

NL: Nous observons que les mesures dites de conciliations sont toujours adressées aux femmes, rarement aux hommes. Il faut repenser le modèle d’organisation du travail. Or, nous n’allons pas dans ce sens. Malheureusement avec l’augmentation du chômage et l’intensification de la globalisation qui engendre des délocalisations, on risque d’accroître encore les exigences et de demander de plus en plus aux employés en termes d’investissement dans le travail. 

MR: En Suisse, nous ne sommes pas dans un contexte de diminution du temps de travail. La durée moyenne du travail est supérieure à 41h par semaine. Dans ce contexte, quel modèle d’organisation du travail préconisez-vous? 

NL: On peut imaginer d’intégrer l’idée d’une temporalité de carrière moins linéaire. Cela signifie qu’il faut considérer que certains types d’investissements dans l’entreprise sont dominants à certains moments du parcours professionnel. Lorsque la situation du cadre change, on procède à un aménagement. Bien sûr, ce processus doit être envisagé aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Il s’agit de la seule manière d’éviter d’accorder des mesures spécifiques aux femmes et qui les disqualifie d’un point de vue professionnel. Pour une gestion de l’activité professionnelle qui ne soit pas aussi chronophage, il faut repenser le rapport des individus aux processus de prises de décisions dans l’entreprise. On peut se demander pourquoi deux personnes de haut niveau n’arrivent pas partager des fonctions. Parce que l’on personnalise à outrance les activités d’encadrement par exemple.

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Patricia Meunier est journaliste indépendante en Suisse romande. Elle collabore avec HR Today depuis 2010.

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