Portrait

La grande magouille

Dans son dernier livre, la philosophe Julia de Funès dénonce l’imposture des coachs et le charlatanisme des ouvrages de développement personnel. Elle détaille ici sa critique.

Son grand-père aurait adoré sa rigueur et son panache. Philosophe et auteur de best-sellers critiques sur les pratiques managériales contemporaines, Julia de Funès s’attaque dans son dernier opus (1) aux coachs, ces techniciens du «moi», peu et mal formés qui causent d’importants dégâts. Elle s’en prend aussi aux auteurs de livres à succès sur le développement personnel: elle pointe du doigt Thomas d’Asembourg, Jacques Attali et Lise Bourbeau, et autres «nouveaux prophètes», dégomme-t-elle, «qui, comme tous les prophètes, annoncent plus qu’ils n’expliquent».

Vous l’aurez compris, il n’y a rien de comique dans son propos. Le ton est sérieux et sa thèse bien documentée. Son intention supérieure? Elle veut «revaloriser la liberté de chacun, ce sentiment de libre création de soi par soi». Voici donc le portrait d’une docteure en philosophie – mariée et mère de deux enfants – au débit rapide et à la mécanique rationnelle bien huilée. Elle sera de passage à Lausanne en mai prochain (2) pour parler de la qualité de vie au travail. En attendant, elle nous a accordé en février 2020 un entretien téléphonique de 30 minutes depuis son bureau parisien. Habituée des micros et des plateaux TV, elle ne lésine pas sur les formules chocs. Âmes sensibles, passez votre chemin.

Homéopathes de l'entreprises

Ce sont tout d’abord les coachs qui en prennent pour leur grade. Elle dénonce la légèreté de leur formation, le flou qui entoure leur valeur ajoutée et les dégâts qu’ils causent malgré leurs bonnes intentions. Elle écrit: «Le coaching est à la psychanalyse ce que l’homéopathie est à la médecine». Les effets sont peu quantifiables et difficilement objectivables.

Elle dit: «Il y a de très grands coachs sportifs qui se sont confrontés au réel en étant eux-mêmes sportifs, en entreprise c’est différent, des personnes n’ayant jamais managé vont venir conseiller de grands dirigeants. Si on appliquait la même rigueur envers les coachs d’entreprise que celle exigée vis-à-vis des coachs sportifs, on aurait moins de charlatans». Pourquoi les laisse-t-on agir? «Parce qu’ils peuvent rapporter beaucoup d’argent, et qu’il y a une forte demande tout à fait compréhensible. L’individu se retrouvant aujourd’hui seul face à lui-même (j’en explique les raisons dans le livre) a besoin de béquilles comportementales et existentielles. Les marchands de postures que sont souvent les coachs surfent sur cette demande.»

Les Chief Happiness Officers sont eux aussi en ligne de mire: «Ce ne sont pas les personnes que je critique. Mais la fonction. Le bien-être ou le bonheur est une affaire personnelle. C’est très difficile de le confier à une altérité. C’est une recherche personnelle. De plus, le bonheur ne se définit pas. Cela fait plus de 3000 ans qu’on essaie. Le bonheur est très contingent, il est éphémère et va dépendre des séquences de vie. C’est donc prétentieux d’affirmer que vous allez vous occuper du bonheur des collaborateurs.»

Edulcorer le réel

Ces critiques s’inscrivent dans une observation plus large de certaines dérives de la société post-moderne. Dans la première partie de son livre, elle montre comment la pensée positive a progressivement envahi nos schémas de pensée. Elle écrit: «Nous voilà propulsés dans la pensée positive, qui positive plus qu’elle ne pense.» Elle dit: «La psychologie positive est un mouvement de pensée qui s’est développé depuis les années 1920. Ce mouvement a imprégné de nombreux systèmes. Aujourd’hui, elle tourne à l’imposture. Positiver, c’est édulcorer le réel. Nous quittons le réel, nous ne pensons plus la réalité. L’être humain s’engouffre dans un idéal irréel. Les gens se font berner et le retour à la réalité est parfois très douloureux.»

Le règne de la pensée positive explique aussi le succès des ouvrages de développement personnel dans les librairies. Parmi les titres qui se sont vendus à des centaines de milliers d’exemplaires: «Cessez d’être gentils, soyez vrais»; «Devenir soi» ou «Les 5 blessures qui empêchent d’être soi-même». Julia de Funès y voit surtout des «leurres intellectuels». Encore une fois, elle ne mâche pas ses mots: «Ces livres sont très agréables à lire. L’auteur vous accompagne sur votre chemin de vie. Mais ces textes sont truffés de contradictions. Comment des livres de développement «personnel» ne deviennent-ils pas impersonnels en s’adressant au moi de chaque lecteur comme à des millions d’autres? Comment être authentique en suivant les conseils d’un autre? On vous fait croire que vous allez atteindre ces états en quelques semaines. Par quel miracle la confiance en soi est-elle atteignable si facilement?». Dans son livre, elle écrit: «Appliquer ces préceptes constitue au mieux une perte de temps, au pire une impasse existentielle.»

Dans la dernière partie de son livre, Julia de Funès déconstruit ces ouvrages et montre leurs incohérences idéologiques. Sans tomber dans le travers du conseil facile, elle s’appuie sur quelques auteurs classiques (Socrate, David Hume, Marcel Proust ou Henri Bergson) pour redonner du souffle à cette recherche philosophique du moi, dévoyée par ces best-sellers. C’est sans doute la partie la plus intéressante de sa réflexion. Elle y rétablit la complexité de l’être humain, l’illusion du «moi» et le travail qu’exige toute réalisation véritable de soi- même.

Servitude

Elle montre aussi que toutes ces recettes de développement personnel sont en réalité une «invitation à la servitude». Elle écrit: «Toutes ces procédures et recettes comportementales indiquées ne vont pas sans déposséder le lecteur d’une grande liberté eu égard à sa propre manière de s’affirmer et de se concevoir». En suivant tous les mêmes préceptes, les êtres humains se conforment à un idéal normatif de la réalisation de soi. C’est donc au contraire un assujettissement et un appauvrissement qui est en train de se passer. Les tests de personnalité et les méthodes d’évaluation en entreprise sont une des faces visibles de ce réductionnisme, montre-t-elle. Nous devenons des couleurs et des pièces dans le puzzle d’une équipe. Alors que la vraie réalisation de soi est la découverte – lente et progressive – de notre unicité, de nos passions et de notre manière – très personnelle et subjective – de contribuer au monde.

Elle-même est née en 1979 à Paris. Son père est pilote de ligne, sa mère mène une carrière hachée et s’occupe des enfants. Julia de Funès est l’aînée d’une fratrie de trois. Bonne élève, elle passe un bac littéraire et s’engage dans de longues études de philosophie, d’abord à Paris Nanterre puis à la Sorbonne. Elle choisit la philosophie, car elle a «adoré l’esprit de son prof au lycée». Elle s’emballe: «La philosophie est une libération de l’esprit. Elle déjoue les idéologies et les réflexions normatives en dévoilant leurs leurres intellectuels». Elle décide d’écrire une thèse sur «l’authenticité», dont elle utilisera certains passages pour alimenter ses livres. En parallèle à ses études, elle décroche un DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) en ressources humaines. Après 10 ans d’activité professionnelle dans la chasse de tête, elle ouvre un cabinet de conseil en philosophie et publie son premier livre. De son grand-père paternel, elle garde le souvenir d’un homme travailleur et rigoureux.

Bio express

1979 Naissance à Paris

2001 Chasseuse de tête

2010 Création du cabinet de conseil en philosophie Prophil Conseil

2017 Défend sa thèse de doctorat

2017 Publie "Socrate au pays des process"

2018 Publie "La comédie (in)humaine"

2019 Publie "Développement (im)personnel"

 

(1) Julia de Funès : Développement (im)personnel, éd. L'Observatoire, 2019, 160 pages

(2) Julia de Funès interviendra lors de la journée Innov-RH 2020 le 5 mai au centre Aquatis à Lausanne (éventuellement repoussée au 8 septembre). Programme et inscriptions sur http://jobcampaign.ch/innov-rh/

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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