La santé émotionnelle

La santé émotionnelle: les deux figures d’un concept RH dans l’air du temps

Intelligence émotionnelle, leviers de la motivation, «flow» mais aussi stress, burnout et surmenage… La santé émotionnelle a pris une place considérable dans le langage des DRH. Comment expliquer cet intérêt croissant? Peut-on faire confiance à ces pratiques parfois très nébuleuses? Enquête sur le phénomène des émotions en organisation. 

 

C’est une pièce à double face qui vole dans l’air du temps. Devenue un sujet très tendance dans le langage managérial, la santé émotionnelle cache une réalité beaucoup plus trouble, avec des conséquences difficilement mesurables pour la vie en organisation.

Une pratique à double face donc, avec un côté clair qui fait référence au concept d’intelligence émotionnelle. Selon le professeur Klaus Scherer, spécialiste international des émotions sur le lieu de travail, l’intelligence émotionnelle n’est rien d’autre qu’une fonctionnalité qui nous permet de mieux avancer dans la vie sociale. 

L’émotion est donc une mesure de ce qui nous arrive, qui, si elle est bien maîtrisée, nous permet de mieux nous adapter à notre environnement économique ou organisationnel. Ce vaste sujet ouvre des perspectives intéressantes pour la GRH en termes de communication, de motivation des équipes et de leadership.

Mais il y a aussi une face sombre. Car parler de santé émotionnelle aujourd’hui évoque aussi le stress, le burnout et le harcèlement. De la souffrance psychique qui se traduit en absentéisme et en présentéisme. Pour mieux comprendre l’évolution récente de la santé émotionnelle en organisation, HR Today a interrogé plusieurs spécialistes. 

Qu’est-ce qui a changé dans le monde du travail pour que la santé émotionnelle ait pris une telle importance dans l’agenda des DRH?Quels sont les outils et comment les choisir? Notre enquête.

Améliorer les pratiques managériales jugées trop directives et cassantes

Si les premières recherches sur le rôle des émotions sur la place de travail datent des années 1920, le concept est revenu au centre de l’agenda en 1995, avec la publication du best-seller de Daniel Goleman «L’intelligence émotionnelle». Plus qu’un effet de mode, ces travaux tentent de combler une lacune dans les pratiques managériales, jugées trop directives et cassantes. Publié en 2005, le livre «La santé émotionnelle» du psychologue helvético-canadien Charles-Henri Amherdt énumère les avantages de ceux qui arrivent à mieux gérer leurs émotions au quotidien. 

Il se base sur les travaux du psychologue américain au nom imprononçable Mihalyi Csikszentmihalyi. Mais ces découvertes arrivent également à point nommé. La fin des années 1990 est marquée par la globalisation des marchés, avec une augmentation nette de la concurrence. 

Ce changement structurel de notre économie serait aussi à l’origine de notre soudain intérêt pour la santé émotionnelle. Selon Patrick Leconte, directeur associé de SuccessInsights France, une société de conseils qui utilise les émotions, les difficultés économiques, la diversité des cultures, le mélange des générations et les différents rythmes de management rend les relations plus difficiles: 

«Dans ces situations de fortes pressions, les gens résistent avec leurs émotions.» Professeur de GRH à la Haute Ecole de Gestion Arc de Neuchâtel, Alain Max Guénette a une lecture plus critique de cette tendance: «Le retour voire l’insistance sur l’émotionnel et sa mesure s’inscrit dans l’individualisation des carrières et des mesures de performance des salariés qui doivent tout gérer, même leurs émotions. Cette mode de la ‹psychologie comportementale› a une conséquence claire: les hommes et les femmes doivent s’adapter aux organisations du travail. 

Autrement dit, les personnes à qui profite la gestion des émotions sont celles qui considèrent les êtres humains comme de simple ‹homo productivus.›» 

Exposée différemment, la critique du professeur Guénette revient à se demander à qui profite le crime? D’aucuns assurent que cette préoccupation a surtout profité à une armada de consultants qui s’improvisent spécialistes des émotions en l’espace de quelques mois. 

Sur le terrain, ce sont surtout les managers qui doivent intégrer la dimension émo-tionnelle dans leur mode de gestion. Selon le professeur de comportement organisationnel à l’Université de Lausanne, John Antonakis, les émotions jouent un rôle fondamental dans le fonctionnement d’un manager: «Dans le milieu économique, le leadership n’est autre qu’une capacité à gérer les émotions des autres et de jouer avec ses propres émotions pour fédérer les gens. 

Le leader va employer la rhétorique, le langage non-verbal et son charisme pour arriver à son but. De leur côté, les collaborateurs doivent être attachés émotionnellement à l’image de leur chef.» 

La question est ensuite de savoir si nous sommes tous égaux quand il s’agit de gérer nos émotions? On touche ici à une querelle de spécialistes. Le professeur Antonakis opère un tri entre intelligence pure au sens du QI et intelligence émotionnelle: «La sensibilité, l’emphatique ou le contrôle des émotions dépendent de la personnalité. L’intelligence (QI) est différente. Mais elle aide aussi à comprendre les liens entre des états émotionnels et leurs conséquences. Une personnalité extravertie, consciencieuse et peu névrosée (état mesurable par des tests de personnalité) qui est aussi intelligente sera bien placée pour réussir dans le monde des affaires.» 

Antonakis conteste en revanche les chercheurs qui assurent que l’intelligence émotionnelle améliore la qualité du management: «Ce n’est pas vrai et les données empiriques le montrent. Les gens trop sensibles aux émotions ne peuvent pas prendre des décisions difficiles. En économie, il faut parfois savoir couper une branche pour sauvegarder l’arbre. Il faut oser donner un mauvais feed-back quand cela est nécessaire. La sensibilité émotionnelle ne vous aide en rien pour le faire.» 

Sans entrer dans ce débat, Patrick Leconte note que les collaborateurs sont aujourd’hui mieux outillés pour travailler avec leurs émotions. De leur côté, les managers ont compris que la gestion des émotions est devenue incontournable dans leur mode de gestion. La difficulté pour un DRH est d’opérer un tri parmi la pléthore d’outils et de tests qui ont fait leur apparition sur le marché depuis une dizaine d’années. 

Patrick Leconte prévient: «La pseudo-intelligence émotionnelle est un outil qui profite d’un trou dans le marché. Il faut faire très attention avec ces méthodes. Elles peuvent être à double tranchant. Quand vous touchez aux individus, vous pouvez aussi causer des gros dégâts. J’ai vu des équipes dont la qualité de la communication s’est détériorée après l’intervention d’un consultant.

«Cette psychologisation fait porter la charge de la preuve sur les individus»

Un outil ne résoudra cependant pas tous les problèmes. Selon Alain Max Guénette, «la souffrance au travail, outre qu’elle peut se comprendre par un manque de reconnaissance et un manque d’autonomie, vient aussi d’un empêchement d’agir. Autrement dit, on renvoie essentiellement à l’organisation du travail et de sa gestion et pas seulement à des caractéristiques individuelles. 

La tendance psychologisante dans laquelle s’inscrivent les modalités de gestion des émotions font porter la charge de la preuve sur les seuls individus au risque de la détérioration de leur santé.» Sur le terrain, les spécialistes assurent que les actions qui font sens concernent l’organisation du travail. L’apparition d’absentéisme, de présentéisme, de surmenage ou de cadres en burnout indique généralement que le mal est déjà fait. 

C’est bien en amont de ces symptômes qu’il faut lancer les plans d’action. Patrick Leconte: «Il faut sensibiliser le management aux enjeux de la gestion des émotions. Leur donner les moyens de détecter les dysfonctionnements et de pouvoir en parler sans faire de dégâts. C’est là que vous entrez dans la prévention. Ce qui vous permettra de détecter des situations à risques avant qu’il ne soit trop tard.»

Les intervenants

 
 
 
 
 
 
Patrick Leconte est directeur associé de SuccessInsights France. 

Les intervenants

 

 

 

John Antonakis est professeur en comportement organisationnel à l’Université de Lausanne. 

Les intervenants

Alain Max Guénette est professeur en gestion RH, psychologie et organisation à la Haute Ecole de Gestion Arc de Neuchâtel.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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