Responsabilité sociale

La troisième voie

Le professeur Michel Ferrary vient de publier un manuel de gestion RH.  Il y développe sa thèse de la responsabilité sociale des entreprises, une troisième voie qui dépasse les modèles libéraux et collectivistes, assure-t-il.

Il a publié un manuel de gestion des ressources humaines l’été dernier. Destiné aux étudiants et aux managers, ce livre*, qui reprend un à un les différents processus RH et en détaille les enjeux, laisse émerger une thèse plus profonde. Celle de la responsabilité sociale des entreprises. Son auteur, le professeur Michel Ferrary de l’Université de Genève, y développe l’idée que les ressources humaines vont jouer un rôle déterminant dans l’économie de demain. En clair, le modèle libéral, théorisé notamment par le prix Nobel d’économie Milton Friedman, dans lequel la principale raison d’être des entreprises est de créer du profit, est aujourd’hui en crise. «Cette crise du modèle libéral est indiscutable. Depuis le crach de 2008, l’instabilité s’est accrue et les crises se répètent sur un rythme beaucoup plus soutenu», argumente-t-il pendant l’entretien qu’il nous a accordé en décembre dernier dans les locaux d’Uni Mail à Genève.
 
L’alternative au modèle libéral: le socialisme avec son économie planifiée a lui-aussi implosé. La chute du mur de Berlin en 1989 fut le symbole de cette faillite. Des cendres de ces deux effondrements économiques, on assiste donc à l’émergence d’une troisième voie. Michel Ferrary: «Cette responsabilité sociale n’est pas un discours de façade. Nous assistons depuis une vingtaine d’années à une remise en question du rôle de l’entreprise dans la société. Les parties prenantes de l’entreprise, que ce soit les consommateurs, les actionnaires ou les pouvoirs publiques,viennent interroger les entreprises sur leurs pratiques.» D’autres changements sociétaux renforcent cette thèse: les enjeux écologiques et environnementaux sont devenus aujourd’hui incontournables. «La génération de demain n’acceptera plus les comportements irresponsables de certaines grandes firmes dans ce domaine», pronostique Michel Ferrary.
 
La thèse est séduisante. Mais l’économie s’estelle vraiment assagie? La responsabilité sociale n’est-t-elle pas qu’un sucre accordé par les promoteurs du modèle libéral pour museler les critiques? Il répond: «Je ne crois pas. Le libéralisme n’est pas une idéologie comparable à une religion ou à l’écologie. L’argent ne suffit pas pour motiver les gens à se lever le matin. Et si l’économie de marché est un excellent système pour produire de la richesse, il est moins bon pour la partager.»
 

«Le capital financier va perdre de son importance»

Mais c’est sans doute la tertiarisation de l’économie qui change le plus la donne, dit-il. «Dans une économie de la connaissance, où les entreprises développent et vendent des services, le capital financier perd de son importance. Ce sont les ressources humaines qui feront la différence demain.» Pour appuyer son propos, il cite l’exemple de l’économie alternative, avec des initiatives comme Linux (logiciels libres), Wikipedia (encyclopédie en ligne) ou kiva.org (microcrédit). Ces initiatives appartiennent à celles et ceux qui les ont créées. «L’histoire des lumières LED est édifiante», poursuit-il. Son inventeur, l’ingénieur Japonais Shuji Nakamura, a porté plainte contre son employeur puisqu’il estimait avoir été insuffisamment rétribué pour son invention (il avait reçu l’équivalent de 180 dollars en bonus). Après un long procès, la société Nichia a finalement dû lui verser 9 millions de dollars de compensation. «Cet exemple montre que le rapport de force entre capital et connaissances des collaborateurs est en train de changer. Le fondateur de la marque d’automobiles électriques Tesla, Elon Musk, a décidé en juillet 2014 de libérer tous ses brevets et de les rendre gratuitement disponibles à tous, y compris à ses concurrents. Il a compris que ce qui fait la différence aujourd’hui, ce sont les hommes et les femmes de son entreprise», illustre Michel Ferrary
 
L’importance croissante que prend la responsabilité sociale oblige donc les entreprises à tenir compte du contexte dans lequel elles évoluent. Que cela soit au niveau du capital, (les investissements responsables), de l’écologie et de l’environnement (dont la gravité de la situation est reconnue par la communauté internationale), des pouvoirs publics (qui doivent assumer une partie des coûts indirects – chômage, santé) et les attentes des individus-consommateurs. Du point de vue de la GRH, cette responsabilité sociale est au cœur des pratiques et des politiques RH. Il détaille: «Que ce soient les investisseurs ou les consommateurs, ces parties prenantes s’intéressent toujours plus aux données sociales de l’entreprise: l’égalité homme-femme, les investissements en formation, les niveaux de rémunération, les indicateurs liés à la santé des collaborateurs. Toutes ces données relèvent directement de la direction des ressources humaines». Lui-même a beaucoup travaillé sur l’égalité homme-femme. Il est également à l’origine d’un ranking annuel des entreprises suisses préférées des étudiants.

«Les étudiants suisses ont peu d’expérience du terrain»

Son regard sur les hautes écoles suisses est plutôt critique. «Les étudiants suisses qui sortent de l’université n’ont quasiment aucune expérience en entreprise. Paradoxalement, la Suisse, qui est la championne de la formation duale (apprentissage), a un système de formation supérieure très académique qui ne prévoit pas ou peu de stages professionnels durant le cursus», regrette-t-il. Ce serait une des raisons qui expliquerait pourquoi de nombreuses grandes entreprises établies en Suisse recrutent à l’étranger. Pour favoriser les interactions des étudiants avec des organisations, il a instauré dans son cours du Master en management de Genève, en partenariat avec des entreprises de l’économie locale (HUG, PWC, BNP Paribas et LODH), la réalisation d’un projet sous forme de consulting pour les entreprises.
 
Et son cursus à lui? Né à Paris en 1966, Michel Ferrary considère que sa vie privée ne regarde que lui. Il ne dira donc rien sur son enfance et la famille dans laquelle il a grandi. Après son bac, il décide d’étudier l’économie à l’Université Paris VII «parce que j’aimais bien». Il enchaîne avec un Master en sociologie à Sciences Po Paris, «parce qu’on ne peut pas se satisfaire d’un champ thématique pour expliquer la réalité». En sortant de l’université, il entre chez Accenture (conseils) puis chez Mac Group (qui appartient à la société de conseils Cap Gemini). Il revient ensuite dans le monde académique quand il est nommé professeur d’économie à l’ESSEC (Ecole supérieure des sciences économiques et sociales de Paris). Il n’a que 31 ans. Il travaille notamment sur le rôle des réseaux personnels dans le milieu des affaires. Ses recherches le font remarquer par Mark Granovetter (un des principaux représentants de la sociologie des réseaux sociaux), qui l’invite à l’Université de Stanford en Californie. Il y sera entre 1999 et 2001 et assistera à l’émergence puis à l’explosion de la bulle internet. Là-bas, il assiste en direct au démarrage de petites start-ups devenues aujourd’hui des marques mondialement connues (Google, Yahoo, eBay, Adobe). 
 
En 2002, il revient en France et lance avec Eric Lapeyre, un ami, une technologie qui permet aux aveugles de lire la presse (Vocalpresse). Mais c’est bien le monde de la recherche et de l’enseignement qui l’intéresse par dessus tout. En 2005, il est nommé professeur au CERAM Business School de Nice (Sophia Antipolis), puis en 2010 il devient professeur ordinaire de gestion RH à l’Université de Genève, où il a remplacé Susan Schneider qui a pris sa retraite l’an dernier.
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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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