Rémunération

Le bonus, entre salaire et gratification

Tout travail mérite salaire, mais quel salaire? Sur la sellette politique ces derniers temps avec les initiatives Minder, 1:12 et le salaire minimum, la rémunération des employés intéresse aussi les tribunaux, appelés de plus en plus souvent à requalifier des clauses contractuelles insuffisamment claires ou jugées insoutenables.
A ses articles 322 à 322d, le CO prévoit diverses formes de rémunération des collaborateurs, qui peuvent être rangées dans deux grandes catégories: les prétentions salariales (incluant le salaire stricto sensu, en espèces ou en nature, la participation au résultat de l’exploitation, la provision, le treizième) et les gratifications.
 
Les prétentions salariales fondent un droit justiciable du collaborateur, qui reposera sur des éléments objectifs, déterminés ou déterminables, liés en particulier aux résultats de l’exploitation ou fonction de l’activité du travailleur. On rappellera ici que le Tribunal fédéral a jugé, en 2013, que la rémunération consistant uniquement en provisions ou fondée exclusivement sur le résultat de l’entreprise est admissible à la condition d’être convenable, concrètement, et de permettre de vivre décemment en Suisse compte tenu de l’engagement au travail, de la formation, des années de service, de l’âge et des obligations sociales ainsi que de l’usage de la branche; ainsi, notre haute cour s’est appuyée sur les données statistiques pour affirmer que le salaire médian mensuel brut, secteur privé et public confondus, afférent à des activités simples et répétitives dans la région lémanique, se montait à plus de CHF 4700.– par mois.
 
La gratification est d’une toute autre nature: rétribution spéciale, destinée à marquer certaines occasions, elle dépend nécessairement dans une certaine mesure du bon vouloir de l’employeur et présente donc un caractère précaire. Certes, la prestation n’est entièrement facultative que si le versement n’a pas été convenu expressément ou par actes concluants; si les parties se sont entendues sur le principe d’une gratification, l’employeur devra la verser, mais jouira d’une certaine liberté dans la fixation du montant. Les tribunaux considèrent que le versement d’une gratification pendant trois années de suite sans aucune réserve lui fait perdre son caractère discrétionnaire, en application du principe de la confiance. L’employeur devra toutefois se garder de verser des gratifications lorsque les affaires vont mal ou que les prestations des collaborateurs ne sont pas bonnes: il donnerait à penser qu’il se sent obligé d’allouer une gratification et les réserves émises apparaîtraient alors comme des clauses de style. Un autre trait de la gratification est son caractère accessoire: du fait qu’elle est purement discrétionnaire, elle ne saurait constituer le seul élément de rémunération d’un collaborateur et, partant, doit rester dans un rapport raisonnable avec le salaire de base.
 

La nature juridique du bonus

Présent dans un certain nombre de contrats de travail, le bonus n’est pas mentionné comme tel dans la loi et il y a lieu d’examiner de cas en cas comment le considérer, ce qui n’est pas sans incidence pour l’employeur: si le bonus est une prétention salariale fondant un droit du collaborateur, il devra être payé en cas de fin des rapports de travail, probablement au prorata, alors que l’employeur en fera l’économie si ce bonus garde un caractère discrétionnaire.
 
En pratique, un élément souvent déterminant sera la quotité du bonus en regard du salaire de base. Récemment, le Tribunal fédéral a été amené à rappeler qu’il faut juger de cas en cas, sur le vu des circonstances pertinentes, si un bonus doit être considéré comme une gratification au sens de l’art. 322d CO ou comme un élément de salaire variable. Ainsi, comme la gratification doit rester accessoire, d’importance secondaire dans la rétribution du travailleur, un bonus d’un montant très élevé en comparaison du salaire annuel, égal ou même supérieur à ce dernier, et versé régulièrement, sera considéré comme un salaire variable même si l’employeur en réserve le caractère facultatif. Dans le cas de salaires modestes, un montant proportionnellement moins élevé de bonus peut déjà présenter le caractère d’un salaire variable: c’est la nécessité de protéger le travailleur qui dicte cette solution. Devant l’imprécision des termes, on ne peut que se référer à la casuistique: un bonus d’un quart d’un salaire annuel de CHF 100 000.– est accessoire et apparaît comme une gratification; il en va de même de l’allocation du 16 pour cent des prestations salariales de CHF 415 000.–, d’un bonus moyen de l’ordre de 44 pour cent du salaire ayant varié entre 200 000.– et 300 000.– et même d’un bonus de près du montant du salaire annuel de 300 000.–. A l’inverse, un bonus de 40 pour cent d’un salaire de 100 000.– n’a pas été considéré comme accessoire.
 
Comment donc s’y retrouver? Heureusement, le TF a donné une ligne directrice plus claire en jugeant que, dès que le salaire de base représente un multiple du salaire moyen et atteint un montant dépassant substantiellement ce qui est nécessaire à la couverture de l’entretien du travailleur, le critère de l’accessoriété de la gratification n’est plus déterminant, compte tenu des sommes en jeu et de l’inexistence d’un besoin de protection du travailleur.
 
Dans un arrêt de 2013, la haute cour a eu l’occasion de se prononcer sur le cas d’un employeur qui avait accordé une partie du bonus, dont le total était supérieur à CHF 2 millions, sous forme d’actions assorties d’une clause de blocage sur cinq ans et de perte en cas de fin des rapports de travail avant l’échéance. Contestant l’admissibilité des conditions, l’employé a porté l’affaire devant le TF, pour qui le critère de l’accessoriété n’était plus pertinent en fonction de la rémunération totale déjà perçue sous forme de salaire de base et du bonus en espèces payé par l’employeur; ainsi, les actions devaient être vues comme une gratification, laissée en large partie à l’appréciation de l’employeur. Compte tenu de ce qu’il avait touché, qui suffisait plus que largement à son train de vie, le collaborateur ne pouvait prétendre à un montant supplémentaire, quelle que soit son importance.
 

Que retenir du côté de l’employeur?

Lorsque l’employé perçoit un salaire d’un montant suffisamment élevé, éventuellement complété d’un bonus partiel, toute autre prime, en espèces ou en nature, aura le caractère d’une gratification, qui peut ainsi être soumise à des conditions imposées au collaborateur; il s’agit-là de la manifestation de la liberté de l’employeur, qui devra toutefois respecter le principe de nondiscrimination, en particulier entre les sexes. A défaut de salaire élevé, on prendra garde à conserver le caractère accessoire, discrétionnaire voire conditionnel du bonus, gage d’économies substantielles pour l’employeur.
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CS

Christine Sattiva est avocate au cabinet Sattiva – Gétaz Kunz à Cully. Elle est spécialiste FSA en droit du travail, vice-présidente du tribunal des prud’hommes de l’administration cantonale, chargée de cours à l’UNIL. Lien: avocates-lavaux.ch

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