Modèle de leadership

Le négociateur

Professeur de leadership à IMD Lausanne, auteur du bestseller «Hostage at the table», l’Américain George Kohlrieser revient ici sur les huit piliers d’un management sain et performant.

Pendant une nuit d’orage dans la campagne reculée du Kansas (Etats-Unis), une grand-mère et sa petite-fille dorment paisiblement. La porte grince. Un homme entre dans la pièce et s’avance vers elles à pas de Sioux. Il tient un bâton à la main, prêt à frapper. La grand-mère se réveille, s’assied calmement et lui dit: «Vous avez bien fait de choisir cette maison. Venez à la cuisine, je vais vous donner des habits secs et vous préparer un repas chaud.» Il hésite quelques instants... puis baisse son arme et acquiesce: «Ok, j’accepte. N’ayez crainte, je ne vous ferai pas de mal.» Le lendemain matin, il a disparu. L’inconnu était un meurtrier en cabale, qui venait de massacrer une famille dans une ferme avoisinante. Cette anecdote terrifiante est tirée du livre de George Kohlrieser, «Hostage at the table»1. Elle démontre que la capacité à créer du lien avec l’autre dans une situation d’apparence inextricable est déterminante. «Les leaders sont régulièrement confrontés à ce genre de situations. Un client qui se fâche, un grave problème informatique, un collaborateur qui dysfonctionne... Au lieu d’écouter nos peurs, nous devrions au contraire essayer de créer du lien, même dans les situations les plus compliquées», s’emporte George Kohlrieser.
 
Professeur de leadership depuis plus de vingt ans à l’IMD de Lausanne, George Kohlrieser, 70 ans, est encore passionné par son sujet. Il nous accueille dans le fief d’IMD à Ouchy, nous sert la main chaleureusement avant de lâcher une boutade sur les déboires récents de la FIFA et de son président Sepp Blatter. «C’est ce qu’on appelle un réveil tardif», sourit-il, avec un mélange de bienveillance et d’esprit critique, deux postures qu’il alternera pendant tout le reste de l’entretien. Orateur de talent, il nous détaille ensuite pendant plus d’une heure les finesses de son modèle de leadership. Voici donc les huit piliers sur lesquels devrait s’appuyer tout manager responsable.
 

«Cultiver nos bases de sécurité»

Le premier est un état d’esprit. Le terme anglais qu’il utilise est le «Minds Eye». Littéralement, l’œil de l’esprit. «Trop de leaders prennent des décisions par défaut, afin de limiter les risques et les erreurs. Au contraire, le bon état d’esprit serait d’avoir confiance et de prendre des décisions avec la ferme intention de réussir. Quelle est votre vision? Quelles sont les valeurs fondamentales pour lesquelles vous êtes prêts à vous battre? Notre économie vit à un rythme toujours plus soutenu. La complexité augmente et les risques de faux-pas se multiplient. Face à cette réalité, vous avez deux options. Soit vous vous préparez au pire et c’est en général le pire qui vous sera servi. Soit vous avez confiance, vous développez votre curiosité et vous misez sur la gagne. Seuls ceux qui ont cet état d’esprit positif trouveront des so- lutions innovantes et s’en sortiront», assure-t-il. Bonne nouvelle: cet état d’esprit positif se travaille. «Nous avons tous des bases de sécurité que nous pouvons cultiver. Marcher pieds nus dans la forêt, jouer avec ses enfants ou partager un repas avec des amis sont des manières de se renforcer positivement.»
 
Ancrer sa posture est la porte d’entrée vers la création de liens avec les autres (Bonding, en anglais). C’est le 2ème pilier de son modèle. «Notre capacité à connecter est intimement liée à notre état d’esprit et au degré de confiance que nous avons développé en nous. Peu importe qu’il s’agisse de nos collègues de travail, de nos familles ou de nos animaux domestiques, l’important est d’être capable de créer un lien authentique et profond avec l’autre. Je me souviens d’un couple dont la relation battait de l’aile. Ils s’écrivaient des textos assis l’un à côté de l’autre, le soir au lit. Comment voulez-vous créer du lien dans ces conditions?», sourit-il. En organisation, il conseille aux managers RH de veiller à cette qualité de la relation. Les collaborateurs sont-ils écoutés? Les managers ont-ils les moyens de partager leurs difficultés? «En définitive, cela va dépendre de la culture d’entreprise. Et c’est aux RH de créer une culture où le dialogue et l’échange sont stimulés et récompensés.»
 
Le troisième pilier du modèle Kohlrieser est sans doute le plus difficile à comprendre. Le deuil et la séparation sont, selon lui, à l’origine de nombreux dysfonctionnements et conflits. «De nombreux managers n’acceptent pas qu’un projet échoue ou qu’un objectif ne soit pas atteint. Ces imprévus et ces changements de plan sont pourtant inévitables. Evoluer dans un contexte économique si volatile vous oblige à régulièrement revoir vos objectifs, ce qui implique de faire le deuil de certaines de nos attentes», explique George Kohlrieser. «En refusant ce lâcher prise, de nombreux managers deviennent les otages de leurs espérances et de leurs croyances. A l’inverse, en acceptant l’impermanence des choses, les managers vont s’ouvrir à un vaste champ de possibles. Ils redeviendront des entrepreneurs et des créateurs de valeur.»

Mettre les conflits sur la table

Vient ensuite la résolution des conflits. Il dit: «Les conflits sont positifs pour l’entreprise. A condition qu’ils soient mis sur la table et que les parties concernées soient capables d’en parler. Nous apprenons beaucoup plus des conflits et des dysfonctionnements que de nos succès. Mais là-aussi, cela exige une ouverture d’esprit et une capacité à cultiver les liens avec les autres membres d’une équipe.»
 
Le sixième pilier vient renforcer le cinquième. Il s’agit du pouvoir des mots. «L’issue d’une situation inextricable est souvent liée à la manière dont nous dialoguons avec les autres et aux mots que nous choisissons quand nous communiquons. Les mots portent en eux une énergie positive ou négative. Etre capable de s’exprimer clairement avec des mots simples et positifs aura une grande influence sur la réussite de vos projets.»
 
En septième position vient la négociation. Il explique: «Si vous adoptez cette posture bienveillante et positive, que vous créez du lien et que vous soignez votre langage, vous serez en mesure de régler la plupart des conflits. Pour les situations plus complexes, il faut apprendre à négocier. Négocier, c’est parvenir à trouver un terrain d’entente où une solution nouvelle pourra émerger. Cela implique d’être à l’écoute et d’accepter de faire des concessions.»
 

Aligner ses paroles avec ses pensées et son coeur

En dernier lieu arrive la capacité à créer des émotions. «Le leader qui est authentique et qui aligne ses paroles avec ses pensées et son cœur, va créer des émotions fortes. Mais attention, ce n’est pas un processus artificiel. C’est pour cela que j’ai titré mon deuxième livre «Dare to Care»2. Le caring (que l’on peut traduire par «être attentif aux autres») est une posture qui implique d’ouvrir son cœur et d’être vraiment attentif aux autres. Sans cette bienveillance, les prises de risques seront inutiles. Il faut oser (Dare en anglais) et avoir une confiance profonde dans l’autre et ses qualités», martèle-t-il, visiblement ému.
 

Il grandit dans une ferme de l’Ohio

C’est que George Kohlrieser sait lui aussi créer des émotions. Il remplit la pièce avec son sourire et sa présence. Né dans une famille de paysans de l’état de l’Ohio, il grandit entouré de cochons, de moutons et de vaches. «J’ai travaillé dur à la ferme, trop dur sans doute», dit-il aujourd’hui. Cette abnégation au travail lui a coûté son premier mariage. De cette union sont nés trois enfants, dont un fils qui décèdera brutalement à 23 ans, dans un accident. Il évoque cette épreuve dans une conférence Ted sur «la puissance du deuil» à Lausanne (à visionner sur Youtube). Bon élève, aîné d’une fratrie de quatre, il entre d’abord au séminaire, passionné par la philosophe et par la piété de sa mère. Il quitte la voie religieuse après de longs tourments intérieurs et choisit la psychologie clinique, «car je voulais aider les gens en souffrance.» Sur le terrain, il découvre les horreurs de la violence conjugale. Thérapeute de talent, il se fait repérer par le Dayton Police Department, qui engage des jeunes psychologues dégourdis pour accompagner les unités d’intervention lors de prises d’otages. Il en tirera un livre, une carrière et la conviction profonde que même les situations les plus noires recèlent des richesses insoupçonnées.
 
1 George Kohlrieser: Hostage at the table. How leaders can overcome conflit, influence others, and raise performance. Ed. Jossey-Bass, 2006, 252 pages
2 George Kohlrieser: Care to Dare. Unleashing astonishing potential through secure base leadership. Ed. Jossey-Bass, 2012
 

 

Bio express

  • 1944 Naissance dans une ferme de l’Ohio
  • 1968 Dirige le Shiloah Center for Human Growth (Ohio), spécialisé dans les thérapies individuelles et de groupe.
  • 1979 Anime un talk-show à la radio, Matters of the Mind
  • 1998 Professeur à IMD Lausanne
  • 2006 Publie «Hostage at the Table»

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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