Dossier

Le paradoxe de la gestion «Glocal»

Dans une multinationale ou une organisation active sur le plan international, le manager RH doit sans cesse naviguer entre les recommandations du siège et la réalité du terrain, toujours différente selon les pays. Voici un modèle de structure RH adaptée à un environnement multipays et des conseils pour sa mise en œuvre. 

Eliane (1), nouvelle Directrice RH d’une société de 650 employés en Suisse, 23 000 globalement et siège à Francfort, se trouvait déjà devant un dilemme: suivre les désirs de son DG autoritaire (chef direct en Suisse) pour la politique des bonus, ou lui tenir tête pour suivre les directives du siège en Allemagne? C’était générer un conflit avec son chef, ou se décrédibiliser devant le Vice-Président RH au siège… une «loose-loose» situation?

Eliane, qui avait une fonction corporate dans un job précédent, avait l’habitude de définir des politiques globales et de s’assurer qu’elles soient exécutées dans les filiales. Elle était parfois intransigeante face aux managers RH locaux, les traitant d’incapables lorsqu’ils n’implémentaient pas correctement les directives. Elle comprenait désormais mieux maintenant les difficultés que ces ex-collègues rencontraient.

Le business, la stratégie et la culture influencent le modèle RH à choisir

Ce genre de situation est fréquent et gérer ce paradoxe qui peut devenir une situation «loose-loose» ou «win-win». Les organisations globales sont en constante réflexion sur les modèles de services, la structure organisationnelle et les rôles et responsabilités des différents acteurs d’une fonction, en particulier de la fonction RH.

Il n’existe cependant pas de «best practice» universelle; les besoins du business, la stratégie et la culture organisationnelle sont autant d’éléments qui influencent la façon dont les services RH doivent être délivrés.

Bon nombre d’organisations suivent la tendance «externaliser et centraliser», plusieurs font déjà marche arrière. Il est donc crucial de faire une analyse approfondie de comment les services doivent être délivrés pour optimiser la performance de la fonction RH.

Voici les enjeux d’une politique RH corporate et locale, avec les défis que cela comporte pour l’exécution, ainsi que quelques conseils pour les managers qui sont dans un rôle RH corporate ou local.

Le modèle «Glocal» de services RH

Le principe antinomique «Glocal»» n’est pas nouveau! Depuis deux décennies, on recommande de: penser global, agir local! Le principe est simple et séduisant mais difficile à mettre en œuvre. On fait face à des situations d’incertitude où notre prise de décision en tant que Manager RH est influencée par des facteurs humains, comme Eliane faisant face à un chef autoritaire qui met la pression pour faire ce qu’il veut.

La liste des prestations de la fonction RH est longue. Le tout est de savoir: comment et qui va les exécuter de façon optimale? Cette question fondamentale est à l’origine du remaniement des fonctions RH et les critères tels que économie des coûts, augmentation de la qualité, limitation des redondances, optimisation des compétences RH sont cruciaux pour structurer la fonction.

Les modes de pensée influencés par Dave Ulrich (2) stipulent que les rôles de la fonction RH sont complexes et variés et demandent des compétences spécifiques, parfois quasi incompatibles. La fonction RH doit se structurer selon le graphique ci-dessus avec des professionnels ayant des compétences différentes et pouvant collaborer entre eux pour fournir des services optimaux.

Partant de ce principe structurel de base, les organisations définissent leur propre modèle pour identifier quels services seront fournis par quels «acteurs». Qui va faire la gestion des données du personnel dans la base de données globale? Les RH locaux ou un spécialiste dans un centre de services? Ce centre est-il externalisé? Comment faire si ces données ne sont pas à jour? A qui la responsabilité si un manager vient se plaindre ?

Du point de vue global = le niveau Corporate de l’organisation

Les objectifs de performance cités plus haut entraînent la centralisation qui peut s’effectuer au niveau global ou régional en fonction de l’étendue de l’organisation. Voyons quels types de prestations sont typiquement délivrés centralement.

A. Les Centres de Services fournissent des services opérationnels aux Managers RH dans les filiales, ou directement aux collaborateurs. Leur responsabilité est de s’assurer de la cohérence et de la performance des services dans son ensemble. On peut citer des services tels que: salaires, administration des contrats et données RH, gestion des expatriés, recrutement, formation, service de hotline,… Les compétences requises dans ces centres sont principalement opérationnelles et administratives.

B. Les Centres d’Expertise (ou CoE=Centers of Expertise) sont quant à eux centraux et fournissent une expertise globale à l’organisation sur une ou plusieurs activités RH. Ils doivent définir, implémenter, suppor-
ter et améliorer les stratégies, politiques, processus et outils pour des activités telles que: planification, recrutement, développement, rémunération, performance, carrière, succession, mobilité interne, satisfaction et engagement des collaborateurs, systèmes d’information RH (SIRH).

Les CoE comprennent des professionnels RH expérimentés qui doivent avoir la capacité d’analyser les besoins de l’organisation et de convaincre le management sur les politiques à adopter. Les «Process owners» ont le leadership nécessaire pour prendre la responsabilité globale de l’implémentation d’un processus RH telle que la Gestion de la Performance par exemple

Elles doivent collaborer avec les responsables RH des filiales pour assurer la cohérence du processus au niveau global et de consolider des mesures pour l’ajuster le cas échéant.

C. Finalement, on trouve des Business Partenaires RH (BPRH) au niveau global ou régional qui ont la responsabilité de coordonner les activités RH des filiales ainsi que de fournir des prestations RH stratégiques pour cette région (prestations BPRH local ci-dessous, mais à un niveau régional ou global). Ils rapportent au management corporate (ou régional) et ont souvent une ligne hiérarchique secondaire avec les BPRH locaux (responsabilité indirecte).

Du point de vue local = tenir compte des spécificités culturelles régionales

Chaque filiale doit gérer son personnel. Un BPRH local est requis et ses prestations vont dépendre des services délivrés centralement. Les organisations ont créé des Centres de Services dans le but d’alléger le travail administratif des BPRH locaux pour qu’ils puissent se concentrer sur des activités plus «stratégiques».

Alors que le principe est louable, la réalisation est un défi, car le BPRH local doit s’assurer que les politiques et processus  soient implémentés en répondant aux besoins corporate définis par les CoE, aux exigences locales et celles du BPRH régional, tout en collaborant avec des Centres de Services… d’où le challenge d’Eliane.

Le BPRH doit en principe se focaliser sur des activités et prestations à valeur ajoutée telles que: développer l’organisation, gérer les talents, animer des réunions pour faciliter les changements, collaborer avec les cadres pour leur planification en ressources humaines (workforce planning) et  organiser des teams building pour dynamiser les équipes.

Les compétences requises pour les BPRH sont, en plus des aspects RH fonctionnels, la compréhension du business, l’interpersonnel, la persuasion et le leadership informel. Confronté aux demandes des managers et collaborateurs, ils doivent savoir faire preuve de jugement et collaborer avec les autres acteurs RH globaux pour gagner en efficacité et satisfaire leurs clients.

Le grand défi: accorder ces différents prestataires de services

Le défi majeur est évident: le modèle de service RH est partagé en divers prestataires répartis dans le monde, ayant des rôles et des compétences différents et qui doivent collaborer entre eux pour livrer les services aux collaborateurs. Les clés du succès de ce modèle sont les suivantes:

  • Claires définitions des rôles et responsabilités de chacun et du leadership nécessaire à l’exécution coordonnée des services.
  • Compétences spécifiques des différents acteurs à développer.
  • Processus clairs: qui fait quoi, quand et comment!
  • Mécanismes et outils de collaboration efficaces.
  • Systèmes d’information partagés.

La difficulté majeure rencontrée par la plupart des multinationales réside dans le profil et les compétences des BPRH locaux. Ces derniers ont tendance à continuer de fournir des services opérationnels par habitude ou parfois par obligation, sans compter la pression des dirigeants locaux.

On se trouve dans un paradoxe où le BPRH local doit «convaincre par l’exemple» en démontrant par sa persévérance et ses compétences qu’il peut remplir un rôle stratégique en s’appuyant sur les pres-
tataires centralisés.

Il faut du temps pour «huiler» ce modèle et pour que chaque acteur trouve sa place. Une fois stable, la performance en termes de qualité, coûts, alignement et efficacité de la fonction RH évolue de façon significative.

Dans cette matrice où différents acteurs contribuent à délivrer des services, sans parler de leurs objectifs de performance interdépendants, le professionnel RH doit réapprendre à collaborer, s’adapter et convaincre non seulement les managers et collaborateurs, mais leurs collègues RH impliqués dans les services.

Quelques conseils pour le professionnel RH corporate

Le professionnel RH d’une fonction corporate est souvent éloigné de la réalité du terrain et risque de fournir des prestations qui entrent en conflit avec les contraintes locales. Ceci est logique car du point de vue global, son objectif sera de tendre vers une normalisation des services, alors que les besoins locaux varient en fonction du contexte.

Tout comme en leadership, le défi est de varier les styles, et d’équilibrer rigueur et flexibilité. Voici les conseils que je donne aux professionnels RH dans un rôle corporate:

  • Ecoutez les BPRH et les managers de ligne: trop souvent on se trouve encore confronté à des responsables RH qui n’impliquent pas assez les clients et leurs collègues RH du terrain dans leur réflexion. Les décisions sont alors prises rapidement et peuvent conduire à des résultats non désirés.
  • Adaptez votre approche aux cultures locales: votre réussite dépend de votre crédibilité, qui découle directement de l’approche que vous prenez avec vos interlocuteurs. Ne communiquez pas une nouvelle politique de rémunération de la même façon au Brésil qu’en Allemagne!
  • Equilibrez rigueur et flexibilité: recommandez des principes mais n’édictez des règles que lorsque cela est nécessaire. Les principes sont le dénominateur commun (alignement corporate) et permettent une certaine flexibilité d’implémentation localement qui est bénéfique dans les organisations qui offrent de l’autonomie d’exécution aux filiales. Les règles sont limitatives et nécessitent plus de contrôle par définition, donc risquent de positionner le RH comme policier.
  • Visitez les filiales régulièrement pour vous imprégner des divers contextes et vous entretenir avec les managers et BPRH locaux pour comprendre leurs défis, priorités et degrés de satisfaction afin d’adapter vos services.
  • Mettez-vous à la place du client final! Définissez des solutions utiles aux clients, pas à la fonction RH.
  • Etablissez un réseau de BPRH qui seront vos alliés: ces BPRH locaux vont contribuer à votre succès en participant à l’élaboration de vos solutions.
  • Optimisez vos prestations pour servir au mieux les BPRH locaux ET les clients finaux. Gardez la perspective globale des rôles de chacun dans l’activité RH concernée et évitez de vous concentrer uniquement sur «qui je dois servir en premier».
  • Mesurez la performance des services RH en termes d’efficacité et de satisfaction pour pouvoir justifier les changements et améliorations que vous préconisez.

Quelques conseils pour le manager BPRH local

Comme évoqué, le BPRH local doit collaborer avec divers prestataires pour répondre aux besoins locaux. Ses compétences d’intégrateur sont donc vitales, il doit être convainquant et excellent négociateur pour satisfaire le management local et les fonctions centrales RH.

Les conseils sont les suivants:

  • Défendez les principes corporate face à vos interlocuteurs locaux: vous pouvez justifier les propositions sur la base de l’efficacité prouvée de ces principes dans d’autres filiales. Un BPRH qui défend ses idées sur la base de faits et de recommandations corporate est plus crédible que celui qui dit «oui amen» à tous les desiderata de son management.
  • Négociez des adaptations locales avec les acteurs globaux en fonction de vos exigences… en exposant clairement les raisons et le business case lié à votre contexte.
  • Déléguez les activités opérationnelles vers les centres de services le plus possible si vous en avez la possibilité.
  • Passez le plus de temps possible avec les managers et les équipes pour comprendre le business et devenir un vrai partenaire en proposant des solutions.
  • Sollicitez de l’aide, vos collègues dans les fonctions corporate sont là pour ça! Trop de BPRH locaux réinventent la roue ou essaient de trouver des solutions à des problèmes qui ont déjà été résolus par des collègues ailleurs dans l’organisation. De plus, «solliciter» vous permet de rester en contact constant avec les fonctions corporate, d’où une visibilité accrue.
  • Informez pro-activement les acteurs globaux de ce que vous faites. La remontée d’information est cruciale pour les centres de services et d’expertise. Si vous contribuer à leur réussite, vous aurez davantage de considération. De plus, votre visibilité en est également accrue.
  • Formez-vous à la négociation et à la capacité à convaincre en vous exerçant avec des collègues de confiance. Face à son dilemme, Eliane doit faire un choix:

a) défendre les intérêts de son chef en négociant une adaptation avec le siège,
b) convaincre son chef que les recommandations corporate pour cette nouvelle politique des bonus sont applicables en Suisse car fonctionnent bien dans d’autres filiales, ou
c) essayer de trouver une solution «win-win» adaptée en proposant des adaptations judicieuses.

Dans les trois cas, elle doit être convaincue de faire le bon choix pour ses clients internes et faire preuve de persuasion en se basant sur des faits et en illustrant les conséquences de ses propositions. C’est ce leadership et  cette crédibilité qui la mènera au succès.

1 Prénom fictif
2 Modèle Ulrich: 4 rôles fondamentaux RH: Partenaire Business Stratégique, Agent du Changement, Expert Fonctionnel, Champion des clients internes

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Laurent Jaquenoud est associé chez Optimis (www.optimis.ch) et possède plus de quinze ans d’expérience dans des structures internationales. Il conseille les organisations sur les stratégies, structures, processus et systèmes de management RH.

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