Le peuple suisse vient de refuser l’initiative dite de mise en œuvre. Soulagé?
Blaise Matthey: Oui, je suis extrêmement satisfait. Je me suis engagé personnellement dans la campagne, non pas parce que je suis du côté des criminels étrangers... comme quelqu’un me l’a écrit dans un mail, mais parce que je suis du côté des institutions et de leur bon fonctionnement. J’ajouterai que ce texte ne respectait pas le principe de proportionnalité qui est fondamental à notre droit constitutionnel. Ce principe doit rester valable pour tout le monde en Suisse, qu’on soit étranger ou non.
Le Conseil fédéral s’est prononcé en faveur d’une clause de sauvegarde unilatérale. Votre réaction? La clause de sauvegarde est incompatible avec les accords bilatéraux. Je l’ai écrit et dit dès le lendemain du 9 février 2014. Je n’ai pas changé d’avis. Je suis pour un marché du travail libre mais encadré. Nous en avons fait la démonstration à Genève, avec l’inspection paritaire des entreprises et les syndicats. Par contre, je ne crois pas une seule seconde que l’on puisse fermer la Suisse, avec ou sans clause de sauvegarde. D’ailleurs, en quoi consiste-t-elle vraiment cette clause de sauvegarde? Comment l’appliquerait-on? Sera-t-elle acceptée, si elle était introduite de manière unilatérale, par l’Union européenne? Fondamentalement, elle est contraire au principe de libre circulation. Et je le répète, l’économie suisse aurait tout à pâtir d’une fermeture du pays.
Et pourtant, l’Union patronale, economiesuisse et Swissmem sont en faveur de cette clause...
Oui, j’en suis conscient. Et je laisse à economiesuisse, à l’Union patronale et à Swissmem le soin de poser la question fondamentale des accords bilatéraux à l’ensemble de la population. Ce qui n’exclut d’ailleurs pas que nous trouvions une solution en attendant. Ce qui est clair c’est qu’en l’état, nous sommes dans l’impasse. Si l’Union européenne décide de résilier les accords, elle le pourra sur la base de l’application d’une clause de sauvegarde unilatérale. Tout le monde prend le pari qu’elle ne le fera pas. C’est le genre de pari que je n’aime pas faire. Cela crée de toute façon de l’insécurité. Que ferons-nous en cas de résiliation? Négocier un nouvel accord d’association? Etendre l’accord de libre échange? Est-ce que l’Union européenne fera une exception pour la Suisse, un pays de huit millions d’habitants, alors qu’elle a construit un vaste en- semble? Nous n’en savons rien. Tout dépendra aussi de la position de la Grande-Bretagne. A mon avis, la seule solution est de demander au peuple suisse s’il souhaite maintenir les accords bilatéraux. Et ce n’est pas dit non plus que l’Union européenne accepte de les maintenir avec nous! Ils nous reprochent d’avoir obtenu cent fois trop. Les seuls qui estiment n’avoir pas bien négocié ce sont les Suisses...
Deux ans après le vote du 9 février sur l’immigration de masse, quel est l’état d’esprit des entreprises membres de la FER?
Il est très divers. Plusieurs de nos membres s’inquiètent beaucoup de l’introduction d’un système bureaucratique, quel qu’il soit, pour réglementer la question de la main-d’œuvre étrangère. Les entreprises dynamiques d’exportation au premier rang. Ajoutez à cela les nombreuses entreprises qui ont décidé de ne pas venir s’implanter à Genève à cause de cette incertitude législative. D’autres réfléchissent à partir. La situation est donc extrêmement tendue. D’un autre côté, je ne vais pas le nier, vous avez des
entreprises qui pensent que de refermer la Suisse est la solution pour mieux réguler le marché du travail. Ce sont plutôt des entreprises tournées vers le marché intérieur.
C’est une tendance européenne, les pays deviennent de plus en plus protectionnistes...
C’est exact. Nous ne pouvons pas nier non plus que la Suisse a connu une migration très forte depuis l’introduction de la libre circulation. C’est même la plus forte poussée migratoire du continent européen. L’Union doit en tenir compte. Cela dit, la libre circulation est un principe fondamental. Nous pourrons éventuellement l’aménager mais ce ne sera pas possible de la changer.
Les entreprises genevoises ont-elles déjà pris des mesures préventives, notamment en termes de recrutement?
Non. Nous sommes en attente d’une solution au niveau fédéral. En revanche, nos membres ont dû s’adapter au retournement conjoncturel, notamment en raison du franc fort. La structure économique du pays est en train de changer. Les restructurations se multiplient. Il n’y a quasiment plus de création de postes nouveaux en Suisse dans toute une série de domaines, car on peut les créer ailleurs moins chers et avec des gens très qualifiés.
Quels sont les secteurs les plus touchés?
L’industrie et le secteur financier se transforment profondément. De nombreuses activités de back-office ont été déplacées en Pologne par exemple. Ce phénomène n’est pas nouveau. Les multinationales ont délocalisé leurs prestations RH à faible valeur ajoutée dans des Shared Services à l’étranger. Cette tendance se confirme pour toute une série d’entreprises qui assurent l’essentiel de la valeur ajoutée du pays.
La Suisse se désindustrialise?
C’est encore un peu tôt pour l’affirmer. Mais il faudra bien faire un bilan. Nous constatons que la tendance s’est enclenchée l’année passée.
Tout le monde craint une augmentation de la charge administrative. Mais rien n’a changé pour l’instant?
Non, effectivement, rien n’a changé. Nous vivons toujours sous le régime de la libre circulation, pour l’essentiel des pays de l’Union. Je rappelle qu’il y a encore des clauses transitoires en vigueur pour certains pays.
Selon certaines estimations, un quart – voire un tiers – du travail effectué en Suisse l’est par des étrangers. Et à Genève?
Nous n’avons pas les chiffres précis, mais nous sommes dans la fourchette haute de ces estimations. La population genevoise est étrangère à plus de 40%. Et il ne faut pas oublier les frontaliers, qui représentent 80'000 personnes actives. Notre économie en dépend fortement.
Parlons des frontaliers. Selon l’initiative sur l’immigration de masse, ils devront également être contingentés. Peut-on imaginer d’exclure les frontaliers de ces quotas?
C’est une possibilité qui a été imaginée, mais nous ne savons pas à ce jour sous quelle forme. La Confédération a l’air de ne pas trop vouloir s’occuper de cette question extrêmement sensible. Sil faut appliquer un nouveau système, je préconise un système avec des contingents cantonaux, et une sorte de réserve fédérale au cas où cela bloquerait dans un certain nombre de situations.