Covid-19, entre disruption et espoir (2)

Les gens de peu qui font beaucoup

La virulence du virus semble également renverser brutalement la hiérarchie habituelle des classes sociales. Et des figures ordinaires, socialement oubliées et déclassées, deviennent tout à coup extraordinaires.

A commencer par les caissières, ces héroïnes du quotidien, obligées d’être vissées à leurs sièges et que les géants de la distribution protègent du virus, à la hâte mais avec bonne conscience, par un paravent de plexiglas transparent; une exposition folle à la contamination, mais surtout une exposition forte des rapports de force sociaux qui précarisent encore davantage celles et ceux qui sont déjà dans des misères de position. Voilà ce que le virus donne à voir et à penser et qui d’ordinaire semble «normal». Pierre Sansot évoquait dans un bel ouvrage les «gens de peu», modestes, sans ambition, avec un horizon contraint. Ils sont là, aux commandes, et grâce à eux, le monde n’est pas complètement à terre.

Et derrière elles, nos caissières, des cohortes d’enseignants, aides-soignants, blanchisseurs, personnel infirmier, pompiers, policiers, chauffeurs, réparateurs en tout genre, agriculteurs sans qui le système logistique, sanitaire, éducationnel de fortune se gripperait définitivement et que l’on expose finalement avec peu d’égards au front viral. Ceux que Macron nomme la «deuxième ligne». Ils et elles sont sur le champ de bataille.

Marx est encore parmi nous et la magie des classes sociales opère: nos champs de bataille ne se ressemblent pas. Fonctionnaires et autres cols blancs tentent de travailler depuis leurs balcons ou leurs jardins à distance, avec leur ordinateur portable dernier cri. Moins risqués, mieux payés et surtout mieux protégés que derrière le plexiglas. Bourdieu parlait de violence symbolique. D’habitude, elle est invisible. Aujourd’hui, elle nous crève les yeux. Ils - les gens de peu - tiennent le coup (en ont-ils le choix?), mais lorsque j’ai remercié mon boucher pour sa présence, pour la qualité de son travail et pour son courage d’affronter une horde de clients bien portants mais apeurés, stressés et agressifs, il n’a pu retenir des larmes d’émotion. La situation semble récurrente. Les journaux de confinement d’écrivains parisiens primés et barricadés dans leur maison de campagne nous semblent alors insupportables de vanité.

Le virus dévoile par conséquent soudainement l’anormalité des hiérarchies professionnelles qui, en temps ordinaire, fonde la normalité des champs d’actions des métiers. Bien des sociologues et des psychologues ont documenté la difficulté de travailler au sein du secteur de la distribution. Mais ces ouvrages intéressent peu de lecteurs. 
Le virus nous rappelle ainsi à l’ordre en nous proposant de revisiter l’ordre social des professions. Il nous invite/nous incite - dans nos évaluations savantes de fonctions - 
à rajouter un critère discriminant: l’utilité sociale du métier. La crise générée par le Covid-19 en précise les contours sans épistémologie et notes en page: les métiers socialement utiles sont ceux qui nous permettent de continuer à vivre en situation de crise sanitaire mondiale.

En l’occurrence:

  • les métiers de la santé (du médecin à l’aide-soignant-e, sans oublier les pharmaciens)
  • les métiers qui facilitent l’autonomie et la dignité des personnes fragiles et vulnérables (aides à domicile, professions du care, agent-e-s de crèche, éducateur-trice, puéricultrice-teur, enseignant-e, la liste n’est pas close…)
  • les agriculteurs-trices et métiers de la distribution de nourriture
  • les fonctionnaires de première ligne qui assument les tâches de sécurité, 
de salubrité de nos villes et de prestations minimales (électricité, réseaux informatiques)
  • le personnel de la voirie et les éboueurs

Il conviendrait de raffiner le raisonnement et d’en tester la pertinence, mais au premier regard, le confinement démontre que les métiers les plus utiles socialement sont ceux qui sont le moins bien rémunérés et qui sont, en grande partie, genrés, ces positions étant occupées principalement par des femmes, ou dans certains domaines par des hommes en situation de précarité, car sans formation. Le virus nous invite donc à réexaminer la hiérarchie sociale des métiers en résonnance avec leur utilité réelle. Que de chantiers à ouvrir et de priorités à agender!

A propos de la série

Oui, ce satané virus met à mal nos hôpitaux, nos certitudes et nos prédictions. Oui, il met à genoux nos familles, notre économie et nos habitudes. Oui, il désorganise tout ce que patiemment nous avions ordonné. Oui, il nous oblige à penser le futur différemment. Par-delà le drame sanitaire, cette série tente de répondre à la question suivante: ce virus, qu’a-t-il à nous dire sur nous, nos existences personnelles et finalement sur la place du travail en nos vies? Quatre regards spécifiques sont convoqués: le Covid-19 permettrait une «revisitation» de soi, une révélation du cadre politique, une reconfiguration des priorités professionnelles et une accélération de l’histoire. Petit, mais costaud, le Covid-19. Prenez-soin de vous et des vôtres!

 

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Stéphane Haefliger est membre de direction de Vicario Consulting SA. Auparavant, il a été DRH durant vingt ans au sein de banques internationales et conseiller politique auprès d’une ministre cantonale.

Publications disponibles sur www.stephanehaefliger.com

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Angelo Vicario est le fondateur et directeur de la société éponyme dont le siège est à Lausanne et dont les six bureaux régionaux accueillent trente-cinq consultants expérimentés sur le territoire suisse (Lausanne, Genève, Neuchâtel, Berne, Zurich, Lugano). Durant les vingt dernières années, il a sensibilisé les organisations du secteur privé comme du secteur public aux trois thèmes suivants: l’amélioration du climat de travail, l’accompagnement au changement, l’assistance au recrutement.

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