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Les rendements potentiels des coûts cachés de l’absentéisme

Les Américains commencent à s’intéresser à ses travaux, débutés il y plus de 30 ans... Précurseur dans les méthodes de calcul des coûts cachés de l’absentéisme, le Lyonnais Henri Savall propose de remédier à ce problème en introduisant une culture du changement dans l’organisation. Interview exclusive.

Plus de 800 000 heures de recherche et d’intervention en entreprises. Un modèle de management exporté en Asie, Afrique, Amérique du Sud et depuis quelques années aux Etats-Unis, où un livre vient de paraître sur le sujet. En 33 ans, la méthode ISEOR est devenue une référence dans le secteur des services aux entreprisees. Mais l’ISEOR est aussi une méthode franchisée, utilisée par de nombreux consultants à travers le monde. Générant des redevances qui sont directement réinvesties dans le centre de recherche éponyme, l’Institut de Socio-Economie des En-treprises et des Organisations. Bâtisseur de ce succès: le Lyonnais Henri Savall, professeur de sciences de gestion à l’Université Jean Moulin à Lyon et consultant en entreprises depuis plus de 33 ans. Selon lui, les théories fondées sur le capital et le travail ne rendent pas suffisamment compte de la création de valeur. «Mettre sur le même plan le potentiel humain et le capital technique et financier, qui sont des outils importants mais inertes, n’a pas de sens. Le facteur humain est sujet à des comportements, il est soumis à des problèmes de compétences, d’évolution et de stratégies acteurs». Avec Henri Savall, la sociologie est donc appelée à enrichir l’analyse économique classique en mettant au cœur des organisations le potentiel humain. Mais qui dit facteur humain, dit dysfonctionnements, déperditions d’énergie et de ressources. D’où la création d’outils pour mesurer les coûts et les performances cachés. Et d’élaborer des solutions pour réinvestir ces pertes en valeur ajoutée. Interview.

HR Today: Vous avez développé une méthode pour mesurer les coûts cachés de l’absentéisme. Comment ça marche? 

Henri Savall: Quand un employé est malade, son responsable et ses collègues passent beaucoup de temps à lui trouver un remplaçant et à organiser le travail différemment. Mais pendant ce temps, de la valeur ajoutée est perdue. Nous avons donc développé un indicateur, la contribution horaire à la marge sur coût variable de l’entreprise. 

C’est-à-dire?

Le calcul est très simple. Prenez le chiffre d’affaires dont vous déduisez les charges variables. En divisant ce chiffre par le nombre d’heures effectuées par tous les acteurs, vous obtenez la valeur économique d’une heure de travail. Cette valeur est très intéressante car lorsqu’on l’applique à un dysfonctionnement, on découvre combien d’heures et de ressources financières ont été perdues à réorganiser l’activité. C’est ce qu’on appelle le coût caché de l’absentéisme. 

Vous mesurez donc le temps perdu mais aussi les coûts supplémentaires engendrés par des personnes surformées donc surpayées… 

Oui, c’est ce que nous appelons des glissements de fonction. Un directeur qui fait le travail d’un employé par exemple. Si c’était exceptionnel, on n’en tiendrait pas compte. Mais nos observations ont porté sur plus de 100 000 personnes en 30 ans. Nous avons découvert que ces sur-coûts sont récurents. Cela représente deux voire trois heures par jour de glissements de fonction. 

Admettons qu’on veuille appliquer votre méthode. Comment s’y prendre dans la pratique?

Comme ce sont des phénomènes qu’on ne peut pas photographier, il faut des témoins. En général, nous commençons par faire parler le personnel, l’encadrement et la direction. Puis, on les rend attentifs aux dysfonctionnements en leur demandant comment ils s’y prennent pour les corriger. Alors apparaît le temps passé à rectifier l’organisation concrète de l’activité perturbée. 

Pouvez-vous nous détailler vos résultats?

Notre base de données contient environ 1200 cas d’entreprises dont les coûts cachés représentent entre 15000 et 50000 euros par personne et par an. C’est une découverte extraordinaire. On savait qu’il faut des ressources pour fonctionner, mais on ne savait pas qu’il y en avait une telle proportion qui se perd dans les dysfonctionnements. De plus, nous avons découvert que la transformation de ces coûts perdus en valeur ajoutée est possible dans des proportions qui varient de 25 à 80%, cela dépend de la dynamique de l’entreprise. 

Comment? 

Nous avons mis cinq ans à partir de 1974, dans 70 secteurs d’activités différents, pour mettre au point une méthode de diagnostic fondée exclusivement sur les dysfonctionnements. Ce n’est pas une méthode points forts, points faibles. Une fois les coûts cachés évalués, on présente les résultats au(x) directeur(s), à l’encadrement et au personnel. Ce qui leur fait prendre conscience de la déperdition. On a constaté que cet effet-miroir crée une appétance au changement que les autres méthodes de diagnostic n’apportent pas. Car les dysfonctionnements sont des insatisfactions fortement ressenties par le personnel. 

Parlez-nous des solutions?

Nous nous sommes intéressés aux processus qui permettent aux acteurs d’élaborer eux-mêmes des solutions. D’adhérer librement au changement en quelque sorte. Au cours de 33 ans de recherches, nous avons développé une architecture qui facilite le changement. Horizontale, pour toute l’équipe de direction et d’encadrement; et verticale pour le personnel. Pour les en-treprises de moins de 80 personnes, le processus est intégral. En matière d’absentéisme, ce qui nous a frappé, c’est que toutes les actions directes (contrôle médical, interpellation des personnes, pression, etc.) échouent. Nous en avons déduit qu’il faut agir sur d’autres variables. 

Lesquelles ?

Il y en a six. Les conditions de travail; l’organisation du travail; la communication-coordination-concertation; la gestion du temps; la formation intégrée et la mise en œuvre stratégique. L’expérience-pilote la plus ancienne que nous suivons a maintenant 23 ans d’âge. C’est une entreprise qui est passée de 240 personnes à 3000, d’une à douze usines et qui fait 15 à 20% de croissance annuelle, depuis 1984.

Concrètement, comment appliquer votre processus?

Après le diagnostic et la prise de conscience, nous conseillons des séances de formation-concertation en «grappe». C’est-à-dire une équipe avec son responsable hiérarchique. On leur apporte ainsi quelques outils simples de management des équipes et des activités.

Lesquels?

D’abord quelques jours d’auto-observation de la gestion du temps. Les méthodes qui consistent à dire comment les collaborateurs doivent employer leur temps ont échoué. En revanche, l’envie de changer sa structure du temps apparaît quand on s’observe soi-même au travail. 
La grille de compétence est un outil très simple qui représente les compétences réparties d’une équipe et son organisation concrète. Cela permet des plans de formation beaucoup plus pertinents et motivants. 

Le tableau de bord de pilotage, avec des indicateurs d’activité très pratiques donne de la visibilité aux acteurs sur les dysfonctionnements et sur la réalisation des performances. 
Nous proposons également l’outil plan d’actions prioritaires semestriel. L’entreprise se concerte une fois par semestre pour décider les grandes actions et les programmer ensemble. 
Le plan d’action stratégique à trois ans se réactualise une fois par an.

Enfin, le contrat d’activité périodiquement négociable où chaque personne a un entretien tous les six mois avec son responsable direct. On en tire des objectifs d’équipe, des objectifs individuels d’activité et de compétences. A la fin des six mois, le contrat est évalué en tête à tête avec une prime fixée à l’avance, variable entre 2 et 12%, selon la politique de l’entreprise. 

D’accord sur les solutions pour mieux s’organiser face à l’absentéisme. Mais parvenez-vous à diminuer ces absences. 
Tout à fait. Nous sommes dans une clinique belge, 19% d’absences en moins. Nous étions dans une administration publique en France, 21% d’absences en moins. C’est un processus d’apprentissage. Ce ne sont jamais des actions brutales qui font baisser durablement l’absentéisme. 

Oeuvrer à la diminution des coûts cachés de l’absentéisme permet donc de diminuer les absences…

Oui. Et ces efforts font aussi baisser la rotation du personnel excessive. Baisser les accidents. Baisser les défauts de qualité et baisser la sous-productivité. Il n’y a pas un problème avec une solution mais un ensemble de problèmes avec un ensemble de solutions. Souvent l’absentéisme est annonciateur de rotation ou de non qualité. Ce n’est pas un phénomène isolé. Seule une solution multi-dimensionnelle est efficace. 

Les mesures pour réduire l’absentéisme, le team-building, la motivation, l’équilibre vie professionnelle-familiale coûtent très cher. Vous proposez de réinvestir l’argent économisé dans les coûts cachés. 

Oui, on réinvestit le coût caché récupéré en investissement incorporel et en surplus économiques. Cela permet de financer des compléments de rémunérations, des augmentations de dividendes et d’auto-financer la gestion RH. 

Parlez-nous des résistances rencontrées en entreprises. Les gens parlent-ils des dysfonctionnements?

Les collaborateurs parlent volontiers des dysfonctionnements. C’est plutôt les modèles traditionnels de l’efficacité ou de l’économie qui sont des obstacles. Au début, on a eu beaucoup de mal avec les comptables, les financiers et les informaticiens. En revanche, les ingénieurs, les responsables d’équipes, les opérationnels et les directeurs, pas de problèmes. Il s’agit donc plutôt d’obstacles mentaux, dus à ce que nous appelons le virus TFW.

Le virus TFW?

T pour Frederik Winslow Taylor (1856-1915); F pour Henri Fayol (1841-1925) et W pour Max Weber, (1864-1920). Les trois grands théoriciens de l’école classique de l’organsiation et du management. Tous ont fondé leur modèle sur l’idée que la subordination est acceptée. Or elle n’est pas acceptée spontanément. Je passe trois jours par semaine en entreprise depuis 33 ans. Et j’observe que les gens ne veulent pas appliquer les méthodes imposées. Il faut donc trouver des jeux qui intéressent davantage les acteurs que la désobéissance «naturelle». 

Par exemple?

Travailler de manière plus polyvalente et moins étriquée. Evoluer dans trois ans de facon différente, en utilisant la grille de compétences…

Avec à la fois un encadrement qui leur dit où ils vont…

Avec un encadrement qui est encore plus encadrant car il l’est réellement. Il crée une dynamique, il s’occupe des gens. 

Des différences entre la Suisse et la France? 

Nous avons fait des études de coûts cachés en Suisse et ils sont du même ordre de grandeur qu’en France ou en Belgique. En termes relatifs, car le pouvoir d’achat n’est pas le même partout, nous avons vingt-cinq cas au Mexique, où nous allons cinq fois par an. Les ratios sont identiques. Et c’est une autre découverte. Les questions d’absentéisme n’ont rien à voir avec la nationalité, ni le secteur d’activité, ni la taille d’entreprise, ni le statut juridique.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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