L'écosystème de la santé au travail

«Les responsables RH tiennent un rôle d'équilibriste dans ce contexte tendu»

Dans un contexte de plus en plus compliqué en termes de santé au travail, le manager RH se retrouve au milieu d'un champ de tensions. Tour d'horizon des enjeux avec un assureur perte de gain, un représentant de l'assurance-invalidité, la directrice de Compasso (une plateforme qui coordonne assureurs, employeurs et caisses de pension) et une responsable RH en milieu hospitalier.

Comment décririez-vous la période actuelle en termes de santé au travail?

Dominique Fleury: C’est clairement un sujet phare en ce moment. La pression est forte sur les collaborateurs et sur les entreprises. La sinistralité et l’absentéisme augmentent. Les médias en parlent aussi beaucoup plus. Il y a donc une prise de conscience généralisée. En tant qu’assureur, nous sommes beaucoup plus sollicités par nos entreprises-clientes. Elles ont compris que si elles s’occupent bien de leurs collaborateurs, eux à leur tour, s’occuperont bien de l’entreprise. Mais il y a encore beaucoup de travail à faire. Les entreprises ont envie d’agir mais n’ont pas les moyens ou ne savent pas comment s’y prendre.

Alain Python: À l’office AI pour le canton de Vaud, nous avons constaté un infléchissement de la courbe à partir de la crise COVID. L’État de santé général de la population est moins bon. En 2022, nous avons enregistré une hausse importante des demandes AI. C’est une tendance marquée depuis plusieurs années et cela concerne principalement des problématiques de santé mentale. Sur le terrain, nous avons moins de difficultés avec les grandes entreprises qui disposent d’un service RH. La collaboration se passe bien dans la mesure où les services RH sont sensibilisés à la problématique de la santé au travail. C’est plus complexe au niveau des PME, qui forment une part très importante des entreprises de ce pays et qui souvent, ne possèdent pas de structure RH. En 2022, nous avons publié un guide pratique sur la santé mentale destiné aux employeurs, en particulier les PME. Pour un patron de PME, la santé au travail est une préoccupation de plus dans un contexte déjà très compliqué. C’est malheureusement parfois la problématique qui est quelque peu oubliée.

Corinne Cota: À l’hôpital fribourgeois (HFR), le taux d’absentéisme augmente depuis la période COVID et les crises énergétiques et économiques. Ce sont surtout des facteurs psychosociaux. L’arrivée de la nouvelle génération sur le marché du travail joue aussi un rôle. Les jeunes ont des aspirations différentes en termes d’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle et de sens au travail. Ces nouvelles générations veulent plus d’autonomie, de responsabilisation et de possibilités d’évolution de carrière. Ces aspirations contrastent avec les réalités du travail qu’elles rencontrent après leurs études. Et cela provoque parfois des absences, voire des démissions.

Quel est votre taux d’absentéisme aujourd’hui?

CC: Nous sommes à 6,5% en moyenne, un chiffre qui a baissé depuis la crise COVID. Plus de la moitié (3,4%) de ces absences sont des absences maladie dont certaines sont liées à des troubles musculosquelettiques. C’est un phénomène classique dans les hôpitaux. Une autre part importante des absences maladie s’explique par des facteurs psychosociaux.

Quels sont ces facteurs psychosociaux?

CC: Le manque d’effectifs et les restrictions budgétaires mettent le personnel sous tension. Le personnel soignant dans les hôpitaux est essentiellement féminin (75%), tout comme chez les jeunes médecins. Les absences liées à la grossesse et à la maternité représentent 2% de nos absences. Au niveau des accidents, nos chiffres sont bons, nous sommes à moins de 1%. À noter que nous comparons nos chiffres régulièrement avec le marché et les autres hôpitaux.

Madeleine von Arx: Chez Compasso, nous faisons le même constat. Nous avons lancé une campagne auprès des PME, car elles manquent d’informations sur ces sujets. En plus de nos outils, nous insistons sur l’importance de réagir rapidement, de communiquer dès que possible avec l’AI et avec les assurances. Plus vous attendez, plus il sera difficile de réintégrer une personne sur le marché de l’emploi.

Quelle est votre perception du climat de travail et de l’état de santé des collaborateurs?

MvA: Je rejoins ce qui a été dit plus haut. Le thème de la santé au travail est devenu plus complexe et plus exigeant pour les employeurs et les employés. En raison de la plus grande flexibilité et de l’individualisation sur le lieu de travail, cela implique également plus de responsabilité personnelle et de discipline propre de la part de chacun. Tout le monde ne peut pas faire face à ces circonstances de la même manière.

Sur ces questions de santé au travail, les managers RH se retrouvent au centre d’un champ de tensions et d’attentes contradictoires. Ils ou elles doivent trouver un équilibre entre les besoins des collaborateurs, les impératifs du travail, les recommandations du médecin traitant et les demandes du médecin-conseil... Comment percevez-vous cette situation?

CC: Oui, vous avez bien décrit la situation. Les responsables RH tiennent un rôle d’équilibriste dans ce contexte tendu. En amont, nous essayons d’anticiper les absences, de former nos managers et de mettre en place des indicateurs d’alerte dans les services. Nous demandons aussi aux collaborateurs·trices de s’auto-évaluer. À l’HFR nous sommes accompagnés par un médecin du travail et une psychologue. Nous faisons aussi parfois appel au médecin-conseil de la caisse de prévoyance de l’État de Fribourg, puisque nous sommes auto-assurés. Nous faisons parfois des tables rondes avec tous ces acteurs et des spécialistes de la réinsertion.

Où se situent les points de tension?

CC: Avec les absences de longue durée, le risque est de surcharger les équipes qui sont déjà en flux tendu. Cela peut entraîner des absences en cascade. Nous essayons donc de remplacer les absences le plus rapidement possible. Mais ces remplacements coûtent chers et sont parfois difficiles à trouver. À l’État de Fribourg, le salaire d’un collaborateur·trice malade est entièrement à notre charge pendant 365 jours. Dès la deuxième année, c’est l’assurance garantie de rémunération de l’État qui prend le relais. Ces coûts de remplacement sont donc importants pour les hôpitaux. Avec des conséquences financières pour l’ensemble du système de santé suisse.

Quelle est la position de l’AI?

AP: Plus de la moitié des demandes qui arrivent à l’AI le sont pour des raisons psychiques. En règle générale, les médecins traitants font un excellent travail et l’AI a de très bonnes relations avec eux. Je constate cependant qu’ils sont parfois un peu frileux quant à tenter un retour au travail, notamment dans les cas de burnout. Cela a pour conséquence de rallonger le temps entre l’arrêt de travail et le retour à une activité professionnelle, le cas échéant via une reprise thérapeutique. Or, l’on sait que plus l’éloignement du travail se prolonge, plus le retour est difficile. Pour raccourcir ce délai, je recommande l’outil PIR (profil d’intégration axé sur les ressources, ndlr) de Compasso. Il est encore peu connu en Suisse romande. C’est un certificat médical qui met l’accent sur les ressources de la personne plutôt que sur ses incapacités. Les médecins traitants connaissent souvent mal le cahier des charges de leurs patients. Ce document leur permet d’indiquer clairement quelles sont les tâches que ces personnes sont encore en mesure d’accomplir. Cette approche permet au collaborateur de rester dans un rythme de travail, ou en tout cas de ne pas s’en éloigner trop longtemps.

Comment évaluez-vous cette position compliquée des RH?

MvA: Ils se retrouvent au milieu d’un vrai champ de tensions, nous le savons bien. Nous avons aussi constaté que 50% des absences de longue durée se terminent par une perte de poste. Comme l’a dit Alain Python, notre instrument PIR est une piste intéressante car il vise à réintégrer la personne malade dès que possible. Une étude WorkMed de 2021 a relevé l’importance de la communication entre tous ces acteurs. Plus les différents intervenants se parlent, plus vite ils trouvent des solutions.

AP: Les RH jouent aussi un rôle clé. Ce sont eux qui connaissent le mieux les collaborateurs·trices et leurs cahiers des charges.

Si je comprends bien, il manque un médecin traitant autour de cette table?

AP: Ils forment un maillon important de la chaîne et ils font bien leur job. Ils méconnaissent parfois les réalités du monde professionnel. En principe, ce serait le rôle des médecins du travail de faire ce lien, mais cette discipline n’est pas très présente en Suisse. Certains employeurs ont des réticences à faire appel à un médecin du travail, par crainte parfois ou pour des raisons de coût.

Dominique Fleury, quel regard portez-vous sur le rôle des RH?

DF: C’est un équilibre difficile à trouver. Les RH ont souvent la tête sous l’eau. Ils se tournent vers nous quand leur sinistralité augmente. En tant qu’assureur pertes de gain, nous essayons de les accompagner pour identifier l’origine des problèmes, avec de la formation et des conseils. Il s’agit très souvent de problèmes au niveau de l’organisation du travail. Le style de management joue un rôle important aussi. De nos jours, un cadre doit être agile et bienveillant. La communication entre les collaborateurs, le chef d’équipe, les RH, l’assureur et l’AI est fondamentale. C’est paradoxal, nous n’avons jamais eu autant de moyens de communication, mais c’est cette communication qui pose problème. Réunir tout le monde autour d’une table permet de trouver des solutions.

Cet accompagnement est-il payant?

DF: Cela dépend des prestations. Certaines formations sont payantes. Mais la plupart de nos interventions sont comprises dans le contrat, notamment les case management.

MvA: Une étude du réassureur PKRück montre que le case management, spécialement dans les cas de maladies psychiques, augmente les chances de réinsertion de 33%.

DF: Oui. Et nous faisons aussi des case management préventif. Dès que l’employeur constate des signes avant-coureurs d’un problème de santé, il peut nous contacter pour un premier bilan.

AP: Oui, la dernière révision de l’AI entrée vigueur en 2022 prévoit cette détection précoce. Un employeur peut s’adresser à nous avant une incapacité de travail, notamment pour des atteintes à la santé psychique. Notre brochure sur la santé mentale a été conçue pour aider les employeurs à identifier ces signes avant-coureurs. Car ce sont les collègues de travail qui détectent en premier des situations anormales. Mais ils ne savent souvent pas comment gérer ces situations.

CC: Oui, nous entretenons une bonne collaboration avec l’AI. Tous les deux mois, nous organisons une rencontre entre la ou le spécialiste en réinsertion de l’AI et nos HR Business Partners. La palette de prestations de l’AI s’est étoffée ces dernières années. Il y a aussi moins de tabous auprès du personnel sur les thématiques des maladies psychiques ou du cancer.

Vous intervenez tous à des niveaux différents. L’AI surtout à la fin de la chaîne, les assurances plutôt dans la prévention. N’auriez-vous pas intérêt à mieux collaborer et développer une solution «end to end»? 

DF: Nous organisons de plus en plus de tables rondes chez nos clients, avec le gestionnaire de santé du Groupe Mutuel, un représentant de l’AI et les RH. Nous sommes convaincus qu’une meilleure coordination permet d’obtenir de meilleurs résultats, c’est pour cela que nous organisons régulièrement des table-rondes, notamment avec l’AI, pour aller dans ce sens.

MvA: Sous la direction de Compasso, des représentants des offices AI, des assureurs d’indemnités journalières en cas de maladie et des employeurs ont élaboré un guide pratique. Un soutien efficace et coordonné de tous les acteurs est décisif pour un retour durable au travail. Ce guide pratique est disponible en français sur notre site.

La sinistralité varie-t-elle selon les secteurs d’activité et la taille des entreprises?

CC: À l’HFR, sur 3600 collaborateurs nous comptons 100 métiers différents. Il y a donc une large palette de problèmes de santé. Les enjeux de sécurité sont bien maîtrisés. Dans certains groupes professionnels, les troubles musculosquelettiques sont plus importants. Les risques psycho-sociaux sont aussi très présents en milieu hospitalier. L’intendance et la logistique ont des taux d’absentéisme plus élevés, car ce sont des métiers manuels avec une usure physique en fin de carrière. Là où c’est possible, nous essayons de réorienter les personnes vers d’autres métiers.

AP: Dans certains secteurs économiques, nous constatons également passablement de troubles musculosquelettiques (dos, genou) qui représentent la deuxième famille de pathologies que nous rencontrons. Dans le domaine des soins par exemple, ce sont souvent des profils bien formés avec des revenus assez importants, qui ont choisi ce domaine d’activité avec une part importante de vocation. Les réorienter vers des métiers adaptés à leurs contraintes de santé est donc parfois plus difficile. Il y a souvent un deuil à faire qui peut être douloureux.

DF: Chez nos clients, la sinistralité diffère d’une entreprise à une autre. Cela dépend de l’activité. Les facteurs qui entrent en ligne de compte sont la pénibilité, la pression mentale, les ressources à disposition et l’organisation du travail. Les petites entreprises ont peu de moyens à disposition. Si je dois résumer la situation, nous sommes aujourd’hui dans la théorie. Tout le monde sait ce qu’il faut faire, mais il manque des moyens pour passer à l’action.

AP: Oui. Et pourtant la loi oblige les employeurs à s’en préoccuper... Mais je fais le même constat que vous. Quand je discute avec des employeurs ou des RH, dans le domaine des PME il y a peu d’entreprises qui disposent d’un concept de gestion de la santé au travail formalisé.

Y a-t-il des différences entre la Suisse alémanique et la Suisse romande?

MvA: Oui, bien sûr. Nous vivons dans un système fédéraliste. Si vous prenez les Offices AI, chaque canton a un système un peu différent, donc les différences ne se limitent pas uniquement à la région linguistique.

AP: La mission principale de l’AI est d’insérer ou de réinsérer nos assurés sur le premier marché du travail. L’organisation de cette mission se fait ensuite conformément à la vision fédéraliste qui prévaut en Suisse. Il peut donc y avoir des spécificités cantonales dans la manière d’atteinte l’objectif fixé par la loi fédérale.

DF: La Suisse alémanique a peut-être un temps d’avance sur ces questions. Cela dit, la Suisse romande est en train de rattraper son retard.

Si vous deviez recommander une amélioration dans le système actuel?

MvA: Les médecins traitants jouent un rôle important. Ils devraient changer de mentalité et mettre l’accent sur les tâches que la personne malade est en mesure de réaliser. Plus l’arrêt maladie se prolonge, plus cela devient difficile de retrouver une activité. Toutes les études le montrent.

CC: À mon avis, le point essentiel est la formation des cadres et des collaborateurs et collaboratrices. Ils ou elles sont au premier rang et peuvent détecter rapidement un ou une collègue en difficulté. En ce qui concerne le milieu hospitalier, nous avons besoin de plus de moyens pour assurer l’intérim des personnes en congé maladie et les accompagner dans leur processus de réinsertion. Pour réussir une réinsertion, il faut pouvoir prendre le temps et augmenter la charge de travail par étapes. La pression financière nous pousse souvent à accélérer le processus.

DF: Tout à fait d’accord. Il faut mettre l’accent sur cette prévention en amont. Aujourd’hui, seulement 2% des 80 milliards de francs que coûte notre système de santé sont consacrés à la prévention. C’est peu. En comparaison, dans le domaine de la sécurité au travail, les moyens sont là, et la prévention fonctionne bien.

AP: Oui. Et il faudrait aussi mieux armer les PME. L’office AI pour le canton de Vaud propose par exemple un mini audit «santé au travail» destiné aux PME. Il s’agit d’un diagnostic de deux heures qui permet de faire un premier état des lieux. Nous proposons également une formation d’une demi-journée sur les enjeux de santé mentale à l’attention des managers et des collaborateurs, ceci en collaboration avec Pro Mente Sana. Enfin, si je devais livrer un message aux employeurs, ce serait de ne pas attendre pour faire un signalement auprès de l’AI. Non pas que nous sommes à la recherche de mandats (sourire) mais cette détection précoce est ce qui fait la différence. Plus vite nous serons informés, meilleur sera le pronostic pour un retour à l’emploi.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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