Portrait

Doigté et distorsion

DRH de Retraites Populaires depuis 21 ans, Perry Fleury va quitter l’institution fin janvier 2020. Discret, altruiste et féru de rock métal, il lâche ici quelques coups de gueule et tire son bilan.

Discret, agréable et à l’écoute, il est du genre à passer inaperçu. DRH de Retraites Populaires depuis 1998, Perry Fleury s’apprête à quitter la maison fin janvier 2020 pour tenter une fin de carrière dans le conseil RH avec, entre autres, un temps partiel au Conseil synodal de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud. «Aide-toi et le ciel t’aidera», philosophe-t-il en évoquant le risque qu’il est en train de prendre, alors qu’il aurait pu profiter d’une fin de carrière en mer calme. «C’est ma grand-mère maternelle qui nous encourageait à prendre des risques. Je n’ai jamais regretté mes choix. Je pense d’ailleurs avoir mieux réussi ma vie professionnelle que privée», confie-t-il. Divorcé et père de deux filles adoptives, Perry Fleury n’est pas du genre à s’épancher. Il cultive plutôt la retenue piétiste.
Apprécié dans la communauté RH romande pour son intégrité et ses coups de gueule bien emballés, très actif dans le monde associatif et bénévole – il a longtemps présidé la Fondation les Oliviers au Mont-sur-Lausanne – Perry Fleury a construit sa crédibilité sur le terrain, brique par brique. Et derrière cette image de bon berger vaudois, il y a un blouson en cuir noir, des lunettes de  soleil et une guitare électrique branchée sur un gros ampli. Amateur de métal et de rock qui tache, Perry Fleury a du doigté et aime la distorsion.   

Jeux de pouvoir

Pour l’entretien, il nous accueille dans son fief, à l’angle du Pont Bessières et de la Rue Caroline au centre de Lausanne. Sur un flip chart à côté de son bureau, ces mots: «La bonne personne au bon endroit, au bon moment». Il sourit: «C’est ma devise. J’ai choisi ce métier car j’aime aider les autres de manière désintéressée. J’ai envie de créer des ponts, de transmettre et de mettre des personnes ensemble.» A première lecture, on pourrait y déceler de la naïveté et de la candeur. Détrompez-vous. Perry Fleury connaît bien les jeux de pouvoir en organisation et mesure avec justesse leur influence dans l’organisation. Il éclaire: «En tant que membre de la direction, nous avons une influence élevée. Mais il faut bien nettoyer ses lunettes et ne pas être obnubilé par ce pouvoir. A trop écouter son ego, on risque de se faire instrumentaliser. On vous craindra et l’information sera filtrée avant d’arriver à vos oreilles. Le secret est de maintenir un rapport désintéressé au pouvoir, de créer des relations de confiance, basées sur la discrétion et la confidentialité», décrypte Perry Fleury, qui a développé cette approche en suivant les formations du coach français Vincent Lenhardt, auteur de plusieurs ouvrages sur l’intelligence collective. Cette posture désintéressée et orientée vers le collectif est appréciée par le Comité de direction, poursuit-il. «Là aussi, la discrétion et la confiance sont des atouts majeurs.».

Modes managériales

Au-delà de ces jeux de pouvoir, Perry Fleury aime «régir les vrais problèmes humains en allant au fond des choses.» Le chemin choisi n’est pas simple. Et son discours se distancie rapidement des niaiseries lénifiantes sur le bonheur en entreprise. Pour mettre en garde son audience, il cite volontiers cette phrase attribuée à Frédéric Dard: «Tout objectif flou se transforme inéluctablement en connerie précise». Perry Fleury est un homme de terrain. Il préfère les résultats concrets et mesurés aux modes managériales séduisantes et éphémères.

On le questionne donc sur son bilan. «En arrivant à Retraites Populaires en 1998, toute la fonction RH était à construire. Il y avait un système de paie et d’appréciation de fin d’année, mais pour le reste j’avais carte blanche. Le directeur général de l’époque Claude Richard m’a fait entièrement confiance», raconte-t-il. La première pierre de son édifice sera le processus de recrutement. Il dit: «Bien recruter est extrêmement important. Cela commence en amont, avec l’analyse du besoin. Cela vous oblige à comprendre le business, l’environnement et le réseau du poste. Et si vous recrutez bien, votre légitimité sera renforcée. En dix ans, vous refaçonnez l’organisation.»

Un coup de gueule? «J’en ai plusieurs sur le recrutement. La guerre des talents par exemple. Je n’y crois pas du tout. Les médias prédisent cette pénurie depuis vingt ans, où est-elle! Résultat: tout le monde cherche les mêmes profils en même temps, ces fameux moutons à cinq pattes. En tant que DRH, si vous avez du poids et de l’influence, vous pourrez tempérer ces effets de mode et réconcilier au mieux les besoins de l’entreprise avec la réalité du terrain.» 

Effets collatéraux 

Il s’attaque ensuite à la gestion de la relève. «Quand je suis arrivé, ils propulsaient des gens à des postes de cadre, presque sans aucune préparation. Sans même avoir réfléchi à la définition du mot «cadre»! Est-il un expert, un manager, un généraliste? Quelles compétences allons-nous chercher? Une fois que vous avez défini ce que vous voulez, vous pouvez mettre en place les outils pour mesurer ces compétences et les développer.» Il met en garde également contre les effets collatéraux d’un pool de talents. «Une fois que vous avez désigné quelqu’un comme un talent, le risque existe – et c’est normal – qu’il ou elle vous demande un poste, des augmentations de salaire et prenne parfois la grosse tête. C’est une vraie injonction paradoxale. Il faut suggérer, développer et retenir sans parfois avoir les moyens de tenir ses promesses.»

Un coup de gueule? «On ne tire pas sur une fleur pour la faire pousser plus vite. Développer et former durablement un collaborateur ou un manager prend entre trois et cinq ans au minimum! Aujourd’hui, les cycles en entreprise ne sont pas adaptés aux cycles RH car ils reflètent les réalités du monde économique issues du libéralisme. Les modes managériales vont et reviennent.»

L’aberration du Plug & Play 

Pour compléter le triptyque: la gestion des compétences, sa grande passion. «Tout a commencé avec une conférence de Guy Le Boterf à Yverdon-les-Bains. C’était incroyable! C’est là que j’ai compris l’importance des compétences génériques: par exemple, savoir apprendre; le sens de l’initiative; l’esprit d’entreprise; le sens critique ou l’esprit de synthèse. Ensuite, il s’agit de décrire ce qu’elles représentent pour votre organisation. Cette mise en pratique est une autre paire de manche. A Retraites Populaires, nous avons dû redéfinir nos compétences clés trois fois. Mais on les utilise toujours aujourd’hui.»

Un coup de gueule? «L’aberration du Plug & Play. Cette mode managériale n’est pas nouvelle. On en parlait déjà dans les années 1990. Les entreprises veulent trouver la bonne personne immédiatement. Ce qui explique en partie l’explosion de l’offre en formation, en Suisse romande et ailleurs, afin de suivre cette évolution du marché. Le Plug & Play a aussi un effet sur les profils atypiques, qui n’ont plus la chance d’émerger. Regardez les comités de direction, ils sont en très grande partie composés d’universitaires. L’autre effet néfaste du Plug & Play est de créer des exclus: des gens qui perdent leur employabilité et ne peuvent plus se raccrocher au wagon. Alors qu’en donnant une chance et en misant sur le développement, l’entreprise en sort gagnante! Mais on ne peut pas le prouver systématiquement et de manière chiffrée.»

Black Sabbath et Judas Priest

Né en 1959 dans une famille d’ouvriers (ses parents accordent des mouvements à musique pour Reuge SA) à Yverdon-les-Bains, Perry Fleury rêve de devenir professeur. «J’avais de la facilité à parler et j’étais capable de transmettre des messages et de comprendre l’autre.» Il tient son empathie de sa mère. «A la maison, c’était les femmes qui portaient la culotte. Ma grand-mère maternelle, ma mère, mes tantes: toutes des femmes très indépendantes et fortes. Cela m’a forcé à comprendre la sensibilité féminine, par affinité. Elles m’ont appris la troisième écoute, l’instinct, l’intuition. Quand il y a un doute, il n’y a pas de doute. Cela m’a beaucoup aidé dans le recrutement.»

Après un début de scolarité difficile (il rate son certificat de fin d’étude en math/science), il bifurque vers un certificat commercial, où il découvre le droit et l’économie d’entreprise. Il poursuit avec une école de commerce, décroche un diplôme de gestion commerciale (CFC) et poursuit avec une maturité commerciale. En parallèle, il commence à gagner un peu d’argent le weekend en grattant sa guitare dans les bals populaires et les Bénichons de Suisse romande. Son père est saxophoniste et jazzman. Il se souvient: «J’écoutais beaucoup du «métal» de l’époque: Black Sabbath, Led Zeppelin, AC/DC, Nazareth, Rainbow, Motörhead et Judas Priest.

Après sa maturité commerciale, il trouve un job comme employé de commerce dans une fiduciaire. Il se souvient: «C’est un milieu très exigeant. Je m’en sortais bien techniquement mais je m’ennuyais à mourir. J’avais 22 ans, on allait trouver des clients pendant deux à trois semaines à éplucher les comptes et fouiller les classeurs. Nous apprenions énormément de choses sur les dysfonctionnements de ces entreprises, mais nous n’avions pas le droit d’en parler. Notre rapport final faisait une page et demie et tout ce qu’on avait observé d’intéressant n’y figurait pas. Je tombais à la renverse.» Après trois ans de fiduciaire, il obtient une bourse, reprend ses études et fait une licence en sciences économiques à 27 ans. Il décroche un bon poste comme enseignant à école professionnelle d’Yverdon-les-Bains. A peine nommé professeur, il démissionne. «Mes collègues tombaient des nues. Ça ne se refusait pas un poste pareil à mon âge!» Lui préfère tenter l’aventure dans le privé et devient formateur d’apprentis à la Société de Banque Suisse (SBS). Il quitte l’établissement au moment de la fusion qui donnera naissance à l’UBS en 1998. Il se souvient: «La culture était en train de changer. Je ne la sentais pas».

Bio express

1959  Naissance à Yverdon-les-Bains
1986  Licence en  sciences économiques à l’Université de Lausanne
1988  Responsable de la formation des apprentis à la SBS

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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