Fraude en organisation

"La corruption touche la Suisse sur le plan communal, régional et national"

Nicolas Giannakopoulos est un des plus grands spécialistes suisses de la criminalité organisée. Il vient de créer une petite société de True Diligence, Global Risk Profile. Son activité? Mener des enquêtes pour des patrons de PME, des managers, des investisseurs, des banquiers ou des avocats. Avec toujours le même but: minimiser le risque. Entretien. 

Nicolas Giannakopoulos a participé en avril dernier à la conférence mondiale des journalistes d’investigation à Genève. Avec un double intérêt. Les journalistes d’investigation font partie de ces réseaux d’informateurs. Mais surtout, il voulait voir de ses propres yeux Roberto Saviano, dont la tête a été mise à prix par la mafia napolitaine à cause de son roman-documentaire sur les méthodes sanglantes de la Camorra. 

«J’ai beaucoup de respect pour ce gars», avoue Nicolas Giannacopoulos. Il sait de quoi il parle. C’est un des plus grands spécialistes suisses de la criminalité organisée. Après Sciences Po à Genève et Criminologie à Lausanne, il travaille pendant cinq ans sur un projet du Fonds national sur les réseaux criminels. 

En 2000, il quitte la Confédération et crée sa propre société Inside Co, qui réalise des enquêtes approfondies sur le terrain. Ses clients sont des avocats, des banquiers, des patrons de PME et des hommes d’affaires. Tous cherchent des informations sur un fournisseur, un partenaire ou un investisseur potentiel. Détournement de fonds, liquidité suspecte, contrefaçons, marchandises volées, recherche de preuves: il fait tout. 

Sa société travaille avec un réseau de 50 correspondants étrangers. Nicolas Giannakopoulos est également un des membres fondateurs de l’Observatoire du crime organisé de Genève (OCO), «un réseau informel de confrères». Il figure ensuite parmi les membres fondateurs de la société Ethics, basée à Aubonne, qui a mis au point un processus de certification pour aider les entreprises à prévenir les risques. En avril 2010, Nicolas Giannakopoulos quitte Ethics pour créer, avec Joël Pastre et Nada Savic, Global Risk Profile, spécialisée dans le True Diligence. Entretien. 

Quelles sont les affaires qui vous occupent en ce moment? 

Typiquement, un client arrive avec une question: «J’aimerais travailler dans tel marché et je cherche des partenaires. J’en ai sélectionné cinq et je cherche à savoir s’ils ont eu des problèmes judiciaires.» Nous menons ensuite une enquête et nous fournissons un profil. Cela va de la recherche simple jusqu’à la visite sur place. Certaines informations ne s’obtiennent que si l’on va sur place. 

Et en interne? 

Oui, bien sûr. Je viens par exemple d’avoir le cas d’une entreprise dont les stocks diminuaient sans raison apparente. Il fallait donc retrouver le responsable des vols, savoir où partait la marchandise et détailler les stratégies légales possibles: plainte pénale ou civile. Il a aussi fallu gérer le passage délicat du licenciement. 

Délicat? 

Un licenciement est toujours très délicat. Récemment, une entreprise s’est rendue compte qu’une personne qu’elle venait de licencier avait emporté toute une série de documents confidentiels. Comment faire? Comment le prouver? Va-t-il ou elle les utiliser? 

D’autres exemples?

Un client qui se retrouve empêtré dans un procès à l’autre bout du monde. Il faut donc le soutenir dans ce moment difficile. Trouver des infos, des avocats et monter une stratégie. 

Quels sont les risques les plus courants pour une entreprise suisse? 

En termes de volume, cela a clairement augmenté. De plus en plus d’entreprises sont victimes de plus en plus de menaces différentes. L’hyper concurrence pousse les sociétés à trouver des moyens légaux ou illégaux pour se protéger des lois du marché. La corruption est par exemple une excellente protection contre la concurrence. En plus de cela, la baisse des salaires, mais surtout les écarts de rémunération, pousse toujours plus de personnes à enfreindre la loi et à détourner des fonds. Et il y a toutes les menaces liées à la criminalité dite «soft».

C’est-à-dire… 

Il y a dix ans, on avait surtout affaire à une criminalité de prédation. Aujourd’hui, les risques arrivent de plus en plus via des partenaires ou des investisseurs. C’est ce que plusieurs magistrats italiens ont appelé la mafia liquida. Ce sont des menaces toujours plus grandes, surtout pour les PME. Dans un contexte de crise, de restructurations et de resserrement des marchés, un patron de PME a besoin de garantir un marché pour survivre. Il sera parfois prêt à pas mal de compromissions. Y compris d’accepter des investisseurs douteux. Il ferme un œil, parfois les deux. Et une fois qu’il est dedans, c’est l’engrenage. L’entreprise ou le chef d’entreprise est devenu complice d’une opération frauduleuse. Difficile alors de déposer plainte. Et en fin de compte, le perdant est toujours le tiers absent: la population civile, l’Etat ou les salariés de l’entreprise. 

Les réseaux criminels emploient ces sociétés honnêtes pour blanchir de l’argent… 

Oui. C’est à la fois du blanchiment d’argent et du réinvestissement. On parle beaucoup aujourd’hui de l’Expo universelle de Milan en 2015. Cela fait dix ans que les clans calabrais ont commencé à racheter toutes les entreprises de construction de la zone. Ces PME sont toutes susceptibles d’obtenir les contrats ou des sous-contrats liés à l’Expo. Le système est bien huilé: d’un côté, vous vous approchez des personnes qui sont chargées de donner les appels d’offres et de l’autre, vous prenez contrôle des entreprises qui vont faire le travail. Il y a évidemment beaucoup d’argent à gagner. Sans compter qu’une entreprise de ce type-là n’aborde pas les problèmes fiscaux et de droit du travail, de réglementation technique et de qualité de travail. Elles sont donc beaucoup moins chères. Et du coup, les entreprises légales sont progressivement éjectées des marchés. 

Vous parlez là de l’Italie, qu’en est-il en Suisse? 

Cela se passe aussi ici. Partout et à tous les niveaux: communal, régional, cantonal et même national. Peut-être pas à la même échelle. Si vous comparez la Suisse avec un pays comme le Gabon, nous sommes encore bien placés. Mais si on la compare avec la Norvège ou la Suède, le résultat sera beaucoup moins reluisant. 

D’un point de vue RH, quelles sont les conséquences pour les employés? 

Ces systèmes mafieux détériorent les conditions de travail. Reprenons l’exemple de la construction. Ce sont en général les entreprises générales qui prennent les mandats. Elles les passent ensuite à des sous-contractants, qui eux-mêmes distribuent le travail à des sous-contractants, qui eux vont chercher les travailleurs. A Milan par exemple, les travailleurs sans-papiers se réunissent tous les jours sur une place à cinq heures du matin. Ils viennent chercher du travail pour la journée. Et qui gère tout ça? C’est la mafia. C’est le système du caporalato. Et cela arrive aussi enSuisse. Il y a eu des cas. 

Avec des conséquences désastreuses pour les travailleurs... 

Bien sûr. Avec ce système de sous-traitance en cascade, vous devez sous-payer les employés pour maintenir vos marges en bout de ligne. Mais vous ne pourrez pas répondre aux conditions légales et techniques. Et s’il y a un accident sur le chantier, le blessé est chargé dans un véhicule et abandonné au bord de la route 10 km plus loin. S’il s’en sort, il s’en sort. S’il crève, il crève… 

Revenons à la communauté RH de Suisse romande. A quoi doivent-ils être attentifs? 

Pour un DRH, il y a trois phases importantes à surveiller. L’engagement, la gestion et la séparation. Au moment de l’engagement, il faut se demander qui on engage. En d’autres termes, vérifier si le candidat n’a pas de casseroles aux fesses. J’ai un exemple. Quand la Suisse a attribué les licences de casino, plusieurs sociétés ont soudainement eu un grand besoin de croupiers et de croupières. La grande majorité des postulations étaient honnêtes, mais dans le tas, quelques profils ne l’étaient pas du tout. Comme les casinos n’ont rien vérifié, certains d’entre eux ont eu des problèmes. Une fois engagé, il faut réfléchir à l’organisation des postes. Nous avons réalisé une étude portant sur le service public, elle montre que le risque augmente de manière exponentielle dès qu’on donne un espace discrétionnaire à une personne. 

Il faut donc surveiller les postes stratégiques… 

Plutôt leur faire confiance. C’est ce que j’appelle la gestion des équipes. Il s’agit de détecter les prémisses de la fraude: les conflits d’intérêts, les cassures d’intégrités et les changements d’allégeance. Il faut veiller aux espaces discrétionnaires, aux différences relatives de traitement, qui peuvent induire des jalousies. Le problème avec la gestion des équipes, c’est qu’il y a en parallèle une structure officielle, sur le papier, et une structure officieuse, qui remplace la structure officielle. Ces deux dimensions cœxistent toujours. Le but est de les faire coïncider du mieux possible. S’il y a trop de distance, l’organisation ne va plus tenir. 

Comment y parvenir? 

Par la communication et la transparence. Il faut avoir confiance dans vos équipes, leur dire ce qu’il se passe en interne. 

Et puis il y a enfin la séparation… 

Aujourd’hui, presque tous les employés de bureau ont des accès à des serveurs, à des mails et à de l’information qui représente le savoir-faire de l’entreprise. Généralement, il faut entre une semaine et un mois pour que ces accès soient bloqués à la suite d’un licenciement. C’est alarmant! Car techniquement, c’est possible de le faire tout de suite. Regardez le secteur bancaire, où tous les accès sont supprimés immédiatement. Ils ont compris les risques, eux (rires). 

Comment se protéger contre l’espionnage économique, une pratique très courante dans nos organisations?

Un minimum d’observation aide énormément. Evidemment, si vous jouez au golf toute la journée, ce sera difficile d’observer vos équipes. Mais si vous êtes attentif, cela se décèle assez vite. Observez les comportements, écoutez ce que les gens disent. Il ne faut par exemple jamais laisser passer une rumeur. Une rumeur peut déstabiliser une équipe en quelques jours. Ces crises doivent être désamorcées rapidement afin de se concentrer sur la vraie transparence. Qui est de rassembler et de communiquer correctement les faits.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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