Portrait

L'art du groupe

Cinzia Zanetti est chercheuse en psychologie sociale à l'Université de Lausanne. Elle détaille ici les fondamentaux de la coopération au travail. Une mécanique enrayée depuis l'avènement de la figure néo-libérale de l'individualiste compétiteur. 

Dans une économie imprévisible et instable, le charisme et l’égo surdimensionné ne suffisent plus pour franchir la ligne d’arrivée. Les entreprises émergentes – agiles, apprenantes et autonomisantes – misent plutôt sur la force du collectif. «Ensemble nous sommes meilleurs», assurent les psychologues sociaux depuis 50 ans. Invitée aux 8e Rencontres Horizons, la chercheuse Cinzia Zanetti a rappelé ce message lors de sa conférence du 27 mars 2025 à Crêt-Bérard (canton de Vaud). Sur scène, elle succédait au pape de la psychologie sociale belge Jean-François Leroy, qui a montré comment le néo-libéralisme est un terreau peu propice à la collaboration. «Ce système économique a toujours privilégié la gouvernance par les chiffres et la performance individuelle», a-t-il rappelé en déconstruisant brillamment l’application mobile Strava, qui permet aux sportifs de comparer leurs résultats, d’étaler leur performance et de rencontrer leur alter ego (dans l’univers du sport, l’application a dépassé Tinder). Après cet état des lieux critique, Cinzia Zanetti est venue remettre l’église au milieu de Crêt-Bérard. Avec l’humilité de celle qui a compris l’immensité de la connaissance, elle a détaillé quelques fondamentaux de la coopération en entreprise. 

De nombreux bienfaits 

Pourquoi est-ce si important de coopérer? La littérature scientifique a répondu depuis longtemps à cette question: la performance et la productivité vont augmenter, les relations humaines seront meilleures, les tâches difficiles seront mieux résolues, les informations mieux partagées, la réflexion critique stimulée et tous les membres du groupe en ressortiront grandis. Au niveau individuel les bienfaits sont multiples: plus de bien-être, moins de stress et des meilleures capacités cognitives (mémoire, résolution de problèmes). «Ces bénéfices se révèlent surtout lors de tâches complexes», note Cinzia Zanetti. Un exemple? «Le développement d’un nouveau produit qui implique plusieurs expertises et compétences complémentaires.» 

Régulation et méthodes de travail 

«La collaboration au travail implique d’avoir des tâches à réaliser en commun», a rappelé Sibylle Heunert Doulfakar, psychologue du travail et des organisations, en introduction à la conférence de Cinzia Zanetti. Profession solitaire, l’enseignement exige peu de coopération. À l’inverse, le recrutement d’une personne clé de votre organisation exige une bonne collaboration entre la direction, le manager, l’équipe et le service RH. Sibylle Heunert Doulfakar: «Quand cette collaboration est nécessaire, elle implique deux fondamentaux: soigner les relations entre les membres du groupe et se référer à des méthodes de travail communes. Sans bonnes relations, l’ambiance risque de tourner au vinaigre. Sans méthode, la productivité en pâtira.» Enfin, le nombre de personnes dans un groupe a une influence sur son fonctionnement. À partir de six, des sous-groupes vont se former. Passons donc aux cinq ingrédients qui font une bonne coopération.

L’interdépendance sociale positive

«Pour que la coopération soit efficace, les membres du groupe doivent percevoir le succès ou l’échec comme un résultat collectif», relève Cinzia Zanetti. Comment s’y prendre? «Instaurez des objectifs et des récompenses collectifs. Répartissez les ressources et les rôles au sein de l’équipe de manière complémentaire. Il faut par exemple éviter que deux personnes tiennent exactement le même rôle. C’est important aussi d’avoir des tâches partagées, qui nécessitent la contribution de plusieurs personnes pour être réalisées. Cela implique d’avoir des équipes complémentaires plutôt que mono-expertise». Ce risque de doublon sur certains rôles va nuire à la collaboration. Une situation qui arrive fréquemment lors de fusions & acquisition. «Si vous êtes mis en concurrence avec une personne qui réalise exactement les mêmes tâches que vous, votre concentration baissera et vous serez moins productif car avant tout focalisé sur la comparaison avec l’autre», met en garde Cinzia Zanetti. Cette complémentarité des profils favorisera aussi la richesse des réflexions et la recherche de solutions innovantes.

Reconnaître les contributions individuelles 

En plus de cette définition collective du succès, l’apport de chaque individu doit être identifié et reconnu. «Chaque individu est unique et amène sa contribution au travail en commun. Nous réussissons ensemble mais je suis le/la seul·e à contribuer de cette manière. Si cette contribution individuelle n’est pas reconnue, la responsabilité aura tendance à se diffuser et chaque membre risque de lever le pied. Des études ont mesuré ce phénomène – la réduction de la performance individuelle en situation collective – qui a été défini avec le terme de paresse sociale. Conseils aux RH? «Je recommande de mettre en place une double évaluation: celle qui montre la réussite du groupe et celle qui met en avant la contribution personnelle», répond Cinzia Zanetti. 

Des interactions constructives 

Ces deux premiers éléments sont les plus importants et permettent de structurer le travail en équipe. Troisième ingrédient: nourrir des interactions constructives qui facilitent le travail des autres. Le travail en groupe implique d’échanger des informations et pratiques, mais aussi des points de vue contradictoires, d’oser la critique et d’accepter les paradoxes. «Le risque est de glisser vers le conflit. Il s’agit donc d’apprendre à mener ces conversations difficiles, de ne pas prendre les choses personnellement, de construire ses propos sur ceux des autres, de reformuler les paroles de l’autre, de le regarder dans les yeux quand il vous parle, d’accepter les tensions et les désaccords et d’avancer de manière solidaire vers une solution commune.» Il s’agit là de stimuler le raisonnement et la pensée critique au sein de l’équipe. Cet aspect est essentiel car, les études le montrent, dans des groupes très coopératifs et cohésifs, il y a le risque de tomber dans le travers de la pensée unique qui conduit souvent à des décisions risquées, irrationnelles ou sous-optimales. 

Développer les compétences sociales 

Ces interactions sociales constructives sont intimement liées aux compétences sociales de chaque membre du groupe, qui sont le quatrième ingrédient. Ces compétences sociales sont multiples et touchent notamment à la communication: l’écoute active, l’art du feedback, la gestion des conflits, la communication non-violente par exemple. Cinzia Zanetti ajoute: «Certaines personnes sont plus extraverties et plus à l’aise avec la parole que d’autres et nous avons tous une histoire de vie différente. Mais savoir bien communiquer est une compétence qui s’apprend.» 

Réfléchir au fonctionnement du groupe 

Enfin, dernier ingrédient: prendre le temps de débriefer ensemble une fois le projet finalisé. Qu’est-ce qui a bien et moins bien fonctionné? Que peut-on faire mieux la prochaine fois? Ce moment d’échange sur le fonctionnement du groupe permettra d’identifier les ressources qui ont manqué (un besoin de formation ou la nécessité de revoir la composition du groupe par exemple). Cinzia Zanetti: «Le but de cette méta réflexion est d’améliorer la collaboration. La coopération prend du temps et s’apprend. Pour qu’elle réussisse, elle doit être construite sur des bases solides. La culture doit aussi valoriser cette coopération.» Dans un contexte très concurrentiel, un groupe peut décider d’enfreindre les règles éthiques. C’est ce qui est arrivé aux ingénieurs de Volkswagen ou aux comptables d’Enron. Dans ces deux cas, les équipes étaient soudées et performantes, mais le contexte très compétitif les a incités à enfreindre la loi. 

Lugano, Neuchâtel et Lausanne 

Cinzia Zanetti a consacré sa thèse de doctorat à ces comportements collectifs déviants. Aujourd’hui, ses recherches en psychologie sociale se penchent sur le changement social et les pratiques non-éthiques, telles que celles de greenwashing, qui s’expliquent aussi parfois par un contexte économique très concurrentiel. Pour mémoire, la psychologie sociale étudie comment l’individu ou les groupes sont influencés dans leurs comportements, leurs attitudes et leurs pensées par d’autres individus et d’autres groupes. Originaire d’un petit village du Tessin, Cinzia Zanetti étudie d’abord la psychologie à l’Université de Genève puis la psychologie du travail à Neuchâtel (son travail de Master est consacré aux émotions au travail). Après ses études, elle travaille dans le domaine de l’accompagnement professionnel (bilan de compétences et orientation professionnelle) pour l’OCOSP Vaud (Office cantonal d’orientation scolaire et professionnelle) et la Fondation Mode d’Emploi. Mais la recherche académique lui manque et elle retourne à l’Université auprès du professeur Fabrizio Butera, une sommité de la psychologie sociale. À côté de son activité de chercheuse, elle intervient dans le domaine des tests psychométriques comme formatrice et superviseuse pour une petite société, MFO Tests & psychométrie. Elle assure aussi s’intéresser aux côtés sombres de l’être humain. «Une personne ordinaire, selon le contexte, peut avoir des comportements déviants. Et ce n’est pas qu’une affaire de personnalité. Le contexte organisationnel et la dynamique du groupe va jouer un rôle important.» 


Bio express

2010 Master en psychologie, Université de Neuchâtel

2012 Conseillère en orientation scolaire et professionnelle pour l'Etat de Vaud

2014 Psychologue conseillère en développement professionnel à la Fondation Mode d'emploi

2023 Doctorat en psychologie sociale, Université de Lausanne

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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