Justice et éthique en organisation

"L’éthique, c’est le temps. C’est poser des actes responsables dans la durée"

La rémunération en bonus et parts variables a été fortement remise en cause depuis l’éclatement de la bulle financière de 2008. Ces pratiques posent plusieurs questions en termes d’éthique et de justice organisationnelle. D’où la création récente d’une importante réglementation. L’analyse de Maxime Morand, DRH de Lombard Odier.

On ne le présente plus, on le consulte. C'est d'ailleurs vers la maison Lombard Odier et Maxime Morand que l'Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) s'est tournée au printemps dernier pour tester ses directives. Des mesures qui sont censées mettre un terme aux dérives des rémunérations du secteur bancaire et financier. Le DRH de Lombard Odier (2000 collaborateurs) a donné son avis. Il accepte ici d'en dire un peu plus. 

Les rémunérations en parts variables sont fortement remises en cause. N'est-ce pas là un enjeu majeur de la justice en organisation?

Mes réflexions vont dans des sens contradictoires. Le premier point de vue est celui de la justice distributrice. En Suisse, quand quelqu'un gagne beaucoup d'argent, il doit d'abord payer l'AVS et les charges sociales, ce qui représente un peu plus de dix pour cent. Là dessus, il va payer environ quarante-deux pour cent d'impôt. Donc si quelqu'un gagne septante millions, il y en a quarante qui vont dans la distribution. Il ne faut donc pas oublier que pour distribuer, il faut générer de l'argent.

Oui, mais certains salaires sont indécents...

Oui, bien sûr. Il y a des seuils à ne pas dépasser. Quand un employé des TPG, qui gagne 6500 ou 7000 francs par mois, entend qu'un dirigeant d'entreprise gagne 20 millions, cela devient inintelligible. D'un autre côté, certains métiers comme les traders voient passer beaucoup d'argent. C'est très difficile  pour une entreprise d'interdire à ces gens d'être participants. 

Où poser la limite?

C'est une question de proportions. La France essaie de poser des plafonnements. Mais personne ne suit car l'être humain est un être de désir. Et c'est difficile de plafonner le désir. Personnellement, ce que j'aime bien dans toutes ces discussions, c'est la notion d'éthique. L'éthique, c'est le temps. Il s'agit de poser des actes responsables dans la durée. Le fait de différer dans le temps la rémunération pour voir si ce qui a été généré reste stable me paraît clé. 

C'est d'ailleurs dans ce sens que vont les directives de la FINMA. Comment réagit le marché?

J'observe une augmentation des parts fixes. Je sais que deux grands établissements ont augmenté leurs salaires de base. C'est assez logique. Comme désormais on contrôle les parts variables et qu'on fonctionne à la rémunération totale, les salaires de base vont augmenter. Comme le dit Saint-Paul et pour parler en théologien de salon: la loi c'est le péché. Dès que vous mettez en place quelque chose, son contournement est déjà programmé. Et la finale de cette discussion sera une augmentation des charges fixes des salaires de base dans les établissements financiers. 

Et chez vous, comment les choses se sont-elles adaptées?

La chance que nous avons, chez les banquiers privés, c'est d'avoir un système de répartition solidaire par points. Le point a la même valeur dans le monde entier. La valeur du point est décidée par les associés selon des résultats à moyen terme. Le but étant de préserver l'investissement. Puis en dessus de ça, il y a une part - moins grande - de bonus discrétionnaire selon la performance individuelle. Il faut ajouter que dans nos établissements, il y a une symétrie entre la rémunération et le risque, puisque les associés sont indéfiniment responsables sur leurs biens propres. Si cela ne marche pas, cela ne marche pas pour leurs vies personnelles. 

Vous n'allez donc pas devoir adapter vos plans de rémunérations...

Les directives de la FINMA ne sont pas encore définitives. A l'heure actuelle, l'exigence de transparence serait le seul point auquel nous devrions nous adapter. Mais à mon avis, cette transparence va à l'encontre de la maîtrise du risque. Car si vous avez un système transparent, les gens savent comment faire pour gagner de l'argent. En d'autres termes, vous leur donnez les clés pour jouer avec le système. Vous ne permettez donc pas le recul nécessaire au discernement du management. 

La FINMA voudrait aussi que toute rémunération variable fasse l'objet d'un rapport annuel. Cela pose problème. Chez nous, même les huissiers gagnent des parts variables... A mon avis, on devrait plutôt se concentrer sur les gens qui pourraient faire courir un risque à la maison. 

Parlons des chartes éthiques et des codes de bonne conduite. Vous en avez?

Non, mais nous avons écrit un ADN de sept points qui dit un certain nombre d'attentes en matière de comportements. Au moment de la fusion entre Lombard Odier et Darier Hentsch, nous avons également couché sur papier quelques réflexes, des choses à faire et à ne pas faire. En revanche, les approches par chartes et par normes sont très anglo-saxonnes. C'est une tendance lourde du monde du business. Aujourd'hui, tout est «benchmarké». Y compris dans le domaine RH. Bientôt on ne pourra plus être DRH sans avoir un brevet fédéral. Mon parcours serait juste inutile dans un système comme celui-là (sourire).

Alors comment procédez-vous pour assurer une certaine éthique dans la conduite des affaires?

Je divise l'éthique en trois domaines. Il y a d'abord l'éthique des normes, qui est, à mon sens, envahissante. J'estime que les normes doivent être réservées aux produits et aux services. Et non aux êtres humains. Puis vous avez l'éthique du discernement. Je suis très sensible à la dimension latine de la morale. La règle de Saint-Benoît prône par exemple la «discretio»: un individu doit savoir discerner par lui-même ce qu'il a à faire. Il s'agit donc de stimuler la capacité de jugeote de chaque individu. L'éthique, dit Aristote, c'est concourir au bonheur ensemble. Ce n'est pas respecter une charte, croire en ceci ou en cela. Je pense donc que l'éducation, y compris la formation en entreprise, doit favoriser un discernement de plus en plus grand. Un leader c'est quelqu'un qui discerne. Le troisième volet, je l'ai découvert avec Paul Ricoeur: l'éthique c'est le sens des actes que l'on pose en marchant dans sa vie. Au fond, est-ce que je pose des actes sensés qui vont permettre un équilibre de vie avec autrui. Et même un sens par rapport à soi-même. Cette éthique-là est inscrite dans la culture d'entreprise. 

Comment stimuler le sens du discernement?

La richesse d'une entreprise, c'est oser se donner du feed-back. Mais plusieurs études ont montré que les cadres crèvent d'un manque de feed-back. On n'a pas le courage de leur dire comment ça va. On attend trop que les gens s'en aperçoivent par eux-mêmes. Entre nous, moi qui suis d'une culture catholique, c'est une culture très protestante de laisser les individus seuls dans leur monde (sourire).

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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